Page:Aimard - Le Grand Chef des Aucas, 1889.djvu/269

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Un jour cette femme me trouva mourant, percé de coups, gisant abandonné au fond d’un fossé sur une route ; elle me fit relever par ses peones, me conduisit dans son toldo en pierre, et pendant trois lunes veilla seule à mon chevet, obligeant à se retirer la mort, qui déjà s’était penchée sur moi.

— Et quand mon frère fut guéri ? dit la Linda.

— Quand je fus guéri, reprit-il avec exaltation, je m’enfuis comme un tigre blessé, portant dans mon cœur une plaie incurable ! Longtemps j’ai lutté, j’ai combattu contre moi-même pour vaincre cette passion insensée, tout a été inutile. Il y a deux soleils, lorsque j’ai quitté ma tolderia, ma mère que j’aimais et que je vénérais, a voulu s’opposer à mon départ ; elle savait que c’était l’amour qui m’entraînait loin d’elle, que c’était pour voir cette femme que je la quittais ; eh bien, ma mère…

— Votre mère ? fit la courtisane haletante.

— Comme elle s’obstinait à ne pas me laisser partir, je l’ai broyée sans pitié sous les sabots de mon cheval ! s’écria-t-il d’une voix stridente.

— Oh ! s’écria la Linda avec horreur, en reculant malgré elle.

— Oui, c’est horrible, n’est-ce pas, de tuer sa mère ? de la tuer pour une fille d’une race maudite !… Oh ! ajouta-t-il avec un ricanement terrible, ma sœur me demandera-t-elle encore si j’aime cette femme ?… Pour elle… pour la voir… pour l’entendre m’adresser une de ces douces paroles qu’elle me disait de sa voix harmonieuse et musicale comme un chant d’oiseau, quand elle veillait près de moi, ou seulement la voir me sourire, comme elle le faisait autrefois, je sacrifierais avec joie les intérêts les plus sacrés, je me plongerais dans le sang de mes amis les plus chers, rien ne m’arrêterait.

Pendant qu’il parlait ainsi, la Linda, tout en l’écoutant, réfléchissait profondément ; lorsqu’il se tut, elle lui dit :

— Je vois que mon frère aime bien réellement cette femme ; qu’il me pardonne, je croyais qu’il n’éprouvait pour elle qu’un de ces caprices passagers qu’un lever et un coucher de soleil voient naître et mourir, je me suis trompée, je saurai réparer ma faute.

— Que veut dire ma sœur ?

— Je veux dire que si j’avais connu la passion de mon frère, je n’aurais pas infligé à cette fille les rudes châtiments que je lui ai fait subir.

— Pauvre enfant ! soupira-t-il.

La Linda sourit avec ironie.

— Oh ! mon frère ne connaît pas les femmes pales, dit-elle, ce sont des vipères que l’on a beau écraser, et qui toujours se redressent pour piquer au talon celui qui appuie le pied dessus. On ne discute pas avec la passion, sans cela je dirais à mon frère : Remerciez-moi, car en tuant cette femme je vous préserve d’atroces douleurs ; cette femme ne vous aimera jamais ! plus vous vous ferez humble devant elle, plus elle se tiendra froide, hautaine et méprisante devant vous !

Antinahuel fit un mouvement.

— Mais, continua-t-elle, mon frère aime, je lui rendrai cette femme ; avant une heure je la lui livrerai, sinon complètement guérie, du moins hors de