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sentiment que j’ignorais, puisqu’il me ferait commettre une lâcheté ? Cette femme est d’une race maudite, elle appartient à l’homme dont les ancêtres ont été, depuis des siècles, les bourreaux des miens ; cette femme est là, devant moi, elle est en ma puissance, je puis me venger sur elle, assouvir la haine qui me dévore, lui faire endurer les maux les plus atroces !… et je n’ose pas !… non, je n’ose pas !…

Ces dernières paroles furent prononcées avec un accent si terriblement passionné qu’elles semblaient le rugissement d’une panthère prise au piège ; elles avaient quelque chose qui épouvantait et faisait froid au cœur.

La Linda regardait le chef avec un mélange de terreur et d’admiration ; cette passion de bête fauve la touchait, l’intéressait, si l’on peut parler ainsi ; elle comprenait tout ce qu’il y avait d’âcre, de féroce, de voluptueux dans l’amour de ce guerrier sauvage, dont jusqu’à ce jour les seules joies avaient été la bataille, le sang versé à torrents et le râle de ses victimes.

Elle contemplait ce titan vaincu, honteux de sa défaite, se débattant en vain sous la force toute-puissante du sentiment qui l’étreignait, et qui, en rugissant, était contraint d’avouer sa défaite.

Ce spectacle était pour elle plein de charmes et d’imprévu.

— Mon frère aime donc bien cette femme ? demanda-t-elle d’une voix douce et insinuante.

Antinahuel la regarda comme s’il se réveillait en sursaut, il fixa sur elle un œil hébété et lui serrant sans y songer le bras à le briser :

— Si je l’aime ! s’écria-t-il avec violence, si je l’aime !… que ma sœur écoute : avant de mourir et d’aller dans l'eskennane — paradis — chasser dans les prairies bienheureuses avec les guerriers justes, mon père me fit appeler et approchant sa bouche de mon oreille, car la vie s’éteignait en lui (il ne pouvait plus parler à peine), il me révéla d’une voix entrecoupée les malheurs de notre famille : « Mon fils, ajouta-t-il, tu es le dernier de notre race, don Tadeo de Leon est aussi le dernier de la sienne ; depuis l’arrivée des visages pâles, la famille de cet homme s’est fatalement trouvée toujours, partout, dans, toutes les circonstances, en lutte avec la nôtre, il faut que don Tadeo meure, afin que sa race maudite disparaisse de la surface de la terre et que la nôtre reprenne sa force et sa splendeur. Jure-moi de tuer cet homme que jamais je n’ai pu atteindre ! » Je le jurai : « Bon, me dit-il, Pillian aime les enfants qui obéissent à leur père. Que mon fils monte son meilleur cheval et qu’il se mette à la recherche de son ennemi, afin que, lorsqu’il l’aura tué, son cadavre brûle sur mon tombeau et me réjouisse dans l’autre vie. » Puis d’un signe mon père m’ordonna de partir. Sans répliquer, je sellai, ainsi qu’il me l’avait commandé, mon meilleur cheval, je vins dans la ville nommée Santiago, résolu à tuer mon ennemi n’importe où je le rencontrerais pour obéir à mon père.

— Eh bien ? demanda la Linda en voyant qu’il s’interrompait brusquement.

— Eh bien ! reprit-il d’une voix sourde, je vis cette femme, j’oubliai tout, serment, haine, vengeance, pour ne plus songer qu’à l’aimer, et mon ennemi vit encore.

La Linda lui lança un regard de dédain ; Antinahuel ne le remarqua pas et continua :