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— Vous le verrez ; en attendant, je réclame ma prisonnière.

— Ma sœur ne l’aura pas.

— Est-ce sérieusement que vous parlez ?

— Antinahuel ne plaisante jamais.

— Eh bien ! essayez de me la prendre ! s’écria-t-elle.

Et, bondissant comme une tigresse, elle repoussa vigoureusement le chef et saisit la jeune fille, sur la gorge de laquelle elle appuya si résolument son poignard que le sang jaillit.

— Je vous jure, chef, dit-elle d’une voix stridente, le regard étincelant et le visage décomposé par la colère, que si vous ne remplissez pas loyalement les engagements que vous avez pris envers moi, et ne me laissez pas agir comme il me plaît avec cette femme, je la tue comme un chien.

Antinahuel poussa un cri terrible.

— Arrêtez ! s’écria-t-il avec effroi, je consens à tout !

— Ah ! s’écria la Linda avec un sourire de triomphe, je savais bien que j’aurais le dernier.

Le chef se mordait les poings avec rage devant son impuissance, mais il connaissait trop bien cette femme pour continuer plus longtemps une lutte qui se serait infailliblement terminée par la mort de la jeune fille ; il savait que dans l’état d’exaspération où elle se trouvait, la Linda n’aurait pas hésité à la tuer.

Par un prodige de volonté dont seuls les Indiens sont capables, il renferma dans son cœur les sentiments qui l’agitaient, contraignit son visage à sourire et dit d’une voix douce :

Och ! ma sœur est vive ! qu’importe que cette femme soit à moi aujourd’hui ou dans quelques heures, puisque ma sœur a promis de me la remettre ?

— Oui, mais seulement lorsque le général Bustamente ne sera plus entre les mains de ses ennemis, chef, pas avant.

— Soit, dit-il avec un soupir de regret ; puisque ma sœur l’exige, qu’elle agisse comme elle l’entendra, Antinahuel se retire.

— Fort bien, mais que mon frère m’assure contre lui-même ; il aime cette femme et pourrait vouloir intervenir d’autres fois encore.

— Quelle sécurité puis-je donner à ma sœur afin de la rassurer totalement ? dit-il avec un sourire amer.

— Celle-ci, fit-elle en ricanant : que mon frère jure par Pillian, sur les ossements de ses ancêtres, qu’il n’essaiera ni de m’enlever cette femme ni de s’opposer à ce qu’il me plaira de lui faire, jusqu’à ce que le général soit libre.

Le chef hésita ; le serment que la Linda exigeait de lui est sacré pour les Indiens : ils redoutent au plus haut degré de le fausser, tant ils ont de respect pour les cendres de leurs pères. Cependant Antinahuel était tombé dans un piège dont il lui était impossible de sortir ; il comprit qu’il valait mieux s’exécuter de bonne grâce et en finir sur-le-champ : il s’y résolut, mais il jura intérieurement une haine implacable à celle qui l’obligeait à subir une telle humiliation, et se promit de tirer d’elle, aussitôt qu’il le pourrait, une vengeance éclatante.