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— Il y a loin pour venir ici ; mon frère est parti depuis longtemps ?

Keyen — la lune — allait disparaître derrière la cime des hautes montagnes, et le Poron-Choyké — la croix du Sud — répandait seul sa resplendissante clarté sur la terre, au moment où Joan a commencé son voyage pour se rendre auprès de mon père.

Il y a près de dix-huit lieues du village de San-Miguel à Valdivia.

Don Tadeo fut étonné d’une aussi grande diligence. Cela ne fit que le confirmer davantage dans l’opinion qu’il avait que l’Indien était porteur de nouvelles de la dernière importance.

Il prit sur une table un verre, l’emplit jusqu’au bord d’aguardiente de pisco, et l’offrit au messager, en lui disant d’une voix amicale :

— Que mon frère boive ce couï d’eau de feu, c’est probablement la poussière de la route collée à son palais qui l’empêche de parler aussi facilement qu’il le voudrait. Lorsqu’il aura bu, sa langue sera plus déliée.

L’Indien sourit, son œil brilla de convoitise ; il prit le verre, qu’il vida d’un trait

— Bon ! dit-il en faisant claquer sa langue et reposant le verre sur la table, mon père est hospitalier, il est bien le Grand Aigle des blancs.

— Mon frère vient de la part du chef de sa tribu ? reprit don Tadeo, qui ne perdait pas de vue le but auquel il tendait.

— Non, répondit Joan, c’est Curumilla qui m’envoie.

— Curumilla ! s’écrièrent les trois hommes avec un tressaillement involontaire.

Don Tadeo respira, il était sur la voie.

— Curumilla est mon penni, dit-il ; il ne lui est rien arrivé de fâcheux ?

— Voici son poncho et son chapeau, reprit Joan.

— Ciel ! s’écria Louis, il est mort.

Don Tadeo sentit son cœur se serrer.

— Non, fit l’indien, Curumilla est un Ulmen, il est brave et sage. Joan avait enlevé la jeune vierge pâle aux yeux d’azur, Curumilla pouvait tuer Joan, il ne l’a pas voulu, il a préféré s’en faire un ami.

Les blancs écoutaient avec anxiété ces paroles ; malgré leur obscurité, elles étaient cependant assez claires pour qu’ils comprissent que le chef indien tenait la piste des ravisseurs.

— Curumilla est bon, répondit don Tadeo, son cœur est large et son âme n’est pas cruelle.

— Joan était le chef de ceux qui ont enlevé la jeune fille blanche, Curumilla a changé de vêtements avec lui, reprit sentencieusement l’Indien, et il a dit à Joan : Va trouver le Grand Aigle des blancs et dis-lui que Curumilla sauvera la jeune vierge, ou qu’il périra ; Joan est venu sans s’arrêter, bien que la route fût longue.

— Mon frère a bien agi, dit don Tadeo en serrant avec force la main de l’Indien, dont le visage rayonna.

— Mon père est content ? fit-il, tant mieux.

— Et, reprit don Tadeo, mon frère avait enlevé la jeune fille pâle, il avait été bien payé pour cela ?