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d’être un des membres les plus obscurs, le droit de désigner librement l’homme qui veillera désormais à ses intérêts et le gouvernera.

— Qui vous dit, mon ami, que cet homme ne sera pas vous ?

— Moi ! répondit donTadeo d’une voix ferme.

Don Gregorio fit un geste de surprise.

— Cela vous étonne, n’est-ce pas, mon ami ? mais que voulez-vous, c’est ainsi ; hier j’ai expédié des exprès dans toutes les directions, afin que personne ne se méprît sur mes intentions ; je n’aspire qu’à déposer le pouvoir, fardeau trop lourd pour ma main fatiguée, et à rentrer dans la vie privée dont peut-être, ajouta-t-il avec un sourire de regret, je n’aurais pas dû sortir.

— Oh ! ne parlez pas ainsi, don Tadeo ! s’écria vivement don Gregorio, la reconnaissance du peuple vous est acquise à jamais.

— Fumée que tout cela, mon ami, répondit don Tadeo avec ironie ; savez-vous si le peuple est content de ce que j’ai fait ? Qui vous prouve qu’il ne préférerait pas l’esclavage ? Le peuple, mon ami, est un grand enfant que toujours on a mené avec des mots, et qui n’a jamais eu de louanges que pour ses oppresseurs, de statues que pour ses tyrans !… Finissons-en, ma résolution est prise, rien ne pourra la changer.

— Mais… voulut ajouter don Gregorio.

Don Tadeo l’arrêta d’un geste.

— Un mot encore, dit-il ; pour être homme d’État, mon ami, il faut marcher seul dans la voie qu’on s’est tracée, n’avoir ni enfants, ni parents, ni amis, ne compter les hommes que comme les pions d’un vaste échiquier, enfin, ne pas sentir battre son cœur, sans cela il arrive un moment où, soit par fatigue, soit autrement, on écoute malgré soi les battements de son cœur, et alors on est perdu ; celui qui est au pouvoir ne doit avoir d’humain que l’apparence.

— Que voulez-vous faire ?

— D’abord envoyer à Santiago le général Bustamente ; bien que cet homme ait mérité la mort, je ne veux pas prendre sur moi la responsabilité de sa condamnation ; assez de sang a été hier versé par mes ordres. Il partira avec le général Cornejo et le sénateur Sandias ; ces deux personnages ne le laisseront pas échapper, ils ont trop intérêt à son silence ; du reste, il sera assez bien escorté pour être à l’abri d’un coup de main, si, ce que je ne crois pas, ses partisans tentaient de le délivrer.

— Vos ordres seront ponctuellement exécutés.

— Ce sont les derniers que vous recevrez de moi, mon ami.

— Pourquoi donc ?

— Parce qu’aujourd’hui même, je vous remettrai le pouvoir.

— Mais… mon ami.

— Plus un mot, je vous en prie, je l’ai résolu ; maintenant, accompagnez-moi auprès de ce jeune Français, qui a si noblement, au péril de sa vie, défendu ma malheureuse fille.

Don Gregorio le suivit sans répondre.

Le comte de Prébois-Crancé avait, d’après les instructions de don Gregorio, été placé dans une chambre où les plus grands soins lui étaient donnés.