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longtemps ; aussi ces pleurs qu’il verse lui retombent goutte à goutte sur le cœur et le lui brûlent comme un fer rouge.

Pleurer, c’est le plus affreux supplice auquel puisse être condamné un homme de cœur et d’intelligence !

Don Tadeo pleurait.

Don Tadeo, ce Roi des ténèbres, qui cent fois avait regardé en souriant la mort en face ! qui vivait par un miracle !

Lui, dont la volonté de fer avait broyé si rapidement tout ce qui s’était opposé à l’exécution de ses projets ; lui, qui d’un mot, d’un geste, d’un froncement de sourcils, gouvernait des milliers d’hommes courbés sous son caprice.

Cet homme pleurait !

Il était là, faible et inerte, sans force et sans courage, pleurant comme un enfant !

Poussant des rugissements de bête fauve qui menaçaient de faire éclater sa poitrine, contraint de reconnaître enfin qu’il n’existe qu’une volonté suprême au monde, une force unique, celle de Dieu !

Mais don Tadeo n’était pas un de ces hommes qu’une douleur, si intense qu’elle soit, puisse longtemps abattre ; enfonçant avec rage ses poings dans ses yeux brûlés de fièvre, il se redressa, fier, terrible.

— Oh ! tout n’est pas fini encore ! s’écria-t-il.

Passant alors sa main sur son front inondé d’une sueur froide :

— Courage ! ajouta-t-il, j’ai un peuple à sauver avant de songer à ma fille ! les affections de famille ne doivent passer qu’après les devoirs de l’homme d’État ; continuons notre métier de dictateur.

Il frappa dans ses mains.

Don Gregorio parut.

D’un coup d’œil il vit les ravages que la douleur avait faits dans l’âme de son ami, mais il vit aussi que le Roi des ténèbres avait vaincu le père.

Il était environ sept heures du matin.

Les solliciteurs envahissaient déjà toutes les salles du cabildo.

— Quelles sont vos intentions au sujet du général Bustamente ? demanda don Gregorio.

Don Tadeo était calme, froid, impassible ; toute trace d’émotion avait disparu de son visage, qui avait la blancheur et la rigidité du marbre.

Assis auprès d’une table sur laquelle il frappait nonchalamment avec un couteau à papier, il écouta cette question avec cet air préoccupé d’un homme absorbé par de sérieuses réflexions.

— Mon ami, répondit-il, nous avons hier, par un moyen que je déplore, puisqu’il a coûté la vie à bien du monde, sauvé la liberté de notre pays sur le point de périr, et assuré la stabilité de son gouvernement ; mais si, grâce à vous et à tous les patriotes dévoués qui ont combattu à nos côtés, j’ai renversé pour toujours don Pancho Bustamente et annihilé ses projets ambitieux, je n’ai pas pour cela pris sa place. Si je le faisais, je serais à mon tour un traître, et le pays n’aurait échappé à un péril que pour tomber dans un autre au moins aussi grand.