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espagnol, donnait leçon à son frère de lait, leçon dont celui-ci profita si bien, qu’après deux mois d’études, il fut capable de soutenir une conversation en espagnol. Aussi, pendant les dernières semaines de la traversée, les jeunes gens avaient pris l’habitude de ne plus parler que cette langue entre eux et avec les quelques personnes qui à bord la comprenaient.

Cette habitude produisit le résultat qu’ils en attendaient ; c’est-à-dire que Valentin arriva en fort peu de temps à se servir de l’espagnol, qui, du reste, est excessivement facile à parler, aussi couramment que du français.

Par moments, Valentin devenait professeur à son tour. Il faisait faire à Louis des exercices gymnastiques, de façon à développer sa vigueur naturelle, rompre son corps à la fatigue et le mettre à même de supporter les rudes exigences de sa nouvelle position.

Nous reviendrons ici sur le caractère de Valentin Guillois, caractère dont le lecteur, d’après la manière de parler et d’agir du jeune homme, pourrait se former une opinion complètement fausse et que nous croyons à propos de rectifier.

Au moral, Valentin Guillois était un garçon qui s’ignorait lui-même, gouailleur, mauvaise tête et sans souci par excellence, dont, à la surface, la nature avait été viciée par des lectures faites sans discernement, mais dont le fond était essentiellement bon, et qui résumait en lui tous les individus d’une certaine classe qui, n’étant jamais sortis, de chez eux, ne connaissent le monde que d’après les romans ou les drames du faubourg du Temple.

Il avait poussé comme un champignon sur le pavé de Paris, faisant pour vivre, ainsi qu’il le disait lui-même, les métiers les plus excentriques et les plus impossibles.

Soldat il avait vécu au jour le jour, heureux du présent, et ne songeant nullement à un avenir qu’il savait fort bien ne pas exister pour lui.

Seulement, dans le cœur de l’insouciant gamin, un sentiment nouveau avait germé, et, en quelques jours pris de profondes racines ; un dévouement de séide pour l’homme qui lui avait tendu la main, avait eu pitié de sa mère, en le retirant du bourbier dans lequel il pataugeait, sans espoir d’en sortir jamais, lui avait donné la conscience de sa valeur personnelle.

La mort de son bienfaiteur le frappa comme un coup de foudre.

Il comprit toute l’importance de la mission dont le chargeait son colonel mourant, le lourd fardeau qu’il lui imposait, et il jura avec la ferme résolution de tenir son serment coûte que coûte, de veiller comme une mère attentive et dévouée sur le fils de celui qui avait fait de lui un homme semblable aux autres.

Les deux traits les plus saillants de son caractère étaient une énergie que les obstacles ne faisaient qu’augmenter au lieu de l’abattre, et une volonté de fer.

Avec ces deux qualités, portées au degré auquel les poussait Valentin, un homme est sûr d’accomplir de grandes choses, et si la mort ne le surprend pas en route, d’atteindre, à un moment donné, le but, quel qu’il soit, qu’il s’est une fois marqué.

Dans les circonstances présentes, ces qualités étaient précieuses pour le