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— Et ils sont probablement déterminés à nous faire la guerre ?

— Je le suppose ; les quatre toquis ont jeté la hache, et à leur place, un toqui suprême a été élu.

— Ah ! ah ! fit don Tadeo, et savez-vous le nom de ce toqui suprême ?

— Oui.

— C’est ?

— C’est Antinahuel.

— Je m’en doutais, s’écria don Tadeo avec colère ; cet homme nous a trompés ; c’est un fourbe qui ne vit que par l’astuce et dont la dévorante ambition lui fait sacrifier, quand la nécessité l’ordonne, les intérêts les plus chers et fausser les serments les plus sacrés. Cet homme jouait un double jeu : il feignait d’être le partisan du général Bustamente, de même qu’il paraissait être le nôtre, bâtissant sur notre ruine mutuelle sa fortune et son élévation future ; mais il s’est trop hâté de jeter le masque. Vive Dieu ! je lui infligerai un châtiment dont ses compatriotes garderont le souvenir, et qui, dans un siècle, les fera encore frissonner d’épouvante.

— Prenez garde aux oreilles qui nous écoutent, dit don Gregorio, en lui désignant du regard l’Ulmen qui se tenait impassible en face de lui.

— Eh ! que m’importe ? reprit don Tadeo avec violence, si je parle ainsi, c’est que je veux qu’on m’entende. Je suis un noble Espagnol, moi, ce que pense mon cœur mes lèvres le disent ; l’Ulmen est libre si bon lui semble de répéter mes paroles à son chef.

— Le Grand Aigle des blancs est injuste envers son fils, répondit Trangoil Lanec d’une voix triste, tous les Araucans n’ont pas le même cœur ; Antinahuel est seul responsable de ses actes. Trangoil Lanec est un Ulmen dans sa tribu ; il sait comment on doit assister aux conseils des chefs : ce que ses yeux voient, ce que ses oreilles entendent, son cœur l’oublie, sa bouche ne le répète pas : pourquoi mon père m’adresse-t-il ces paroles blessantes, à moi, qui suis prêt à me dévouer pour lui rendre celle qu’il a perdue ?

— C’est vrai ! je suis injuste, chef, j’ai eu tort de parler ainsi, votre cœur est droit et votre langue ignore le mensonge ; pardonnez-moi et laissez-moi serrer votre main loyale dans la mienne.

Trangoil Lanec pressa chaleureusement la main que lui tendait don Tadeo avec abandon.

— Mon père est bon, dit-il, son cœur est obscurci en ce moment par le grand malheur qui le frappe ; que mon père se console, Trangoil Lanec lui rendra la jeune fille aux yeux d’azur.

— Merci, chef, j’accepte votre offre, vous pouvez compter sur ma reconnaissance.

— Trangoil Lanec ne vend pas ses services, il est payé quand ses amis sont heureux.

— Caramba ! s’écria Valentin en secouant avec force la main du chef, vous êtes un digne homme, Trangoil Lanec, je suis honoré d’être votre ami.

Il se tourna vers don Tadeo :

— Je vais vous dire adieu pour quelque temps, fit-il ; je vous confie mon frère Louis.