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La caravane fit halte quelques instants, afin de laisser respirer les chevaux et les mules avant d’entrer dans la ville.

Désormais on n’avait plus rien à redouter.

— Mon frère connaît-il cette ville ? demanda Trangoil Lanec à Valentin.

— Pourquoi cette question ? répliqua celui-ci.

— Pour une raison bien simple, reprit le chef ; dans le désert je puis, de nuit et de jour, servir de guide à mon frère, mais ici, dans cette tolderia des blancs, mes yeux se ferment, je suis aveugle, mon frère nous conduira.

— Diable ! fit Valentin déconcerté, dans ce sens-là, je suis au moins aussi aveugle que vous, chef ; c’est hier pour la première fois que je suis entré dans cette ville et, ajouta-t-il en souriant, les balles sifflaient dans l’air d’une si rude façon que je n’ai guère pris le temps de me renseigner et de demander mon chemin.

— Que cela ne vous inquiète pas, Seigneurie, dit un des peones qui avait entendu les quelques mots échangés par les deux hommes, dites-moi seulement où vous voulez aller, je me charge de vous y conduire.

— Hum ! répondit Valentin, où je veux aller ? je ne sais trop, tous les endroits me sont bons pourvu que mon ami s’y trouve en sûreté.

— Pardon, Seigneurie, reprit l’arriero, si j’osais…

— Osez ! osez ! mon ami, votre idée est probablement excellente, pour moi j’avoue en ce moment que j’ai l’esprit vide comme un tambour.

— Pourquoi Votre Seigneurie n’irait-elle pas chez don Tadeo de Leon, mon maître ?

— Pardieu ! fit Valentin avec mauvaise humeur, je vous trouve charmant, ma parole d’honneur ; je ne vais pas chez don Tadeo de Leon par la raison toute simple que je ne sais pas comment le trouver, voilà tout.

— Je le sais, moi, Seigneurie, don Tadeo doit être au cabildo.

— C’est pardieu vrai, je n’y avais pas songé ; mais par où passer pour aller au cabildo ?

— Je vais vous y conduire, Seigneurie.

— Bien répondu, ce garçon est rempli d’intelligence : quand partons-nous, mon ami ?

— Quand il plaira à Votre Seigneurie.

— De suite ! de suite !

— En route, alors, répondit l’arriero : Eal arrea mula ! cria-t-il à ses bêtes, et la caravane reprit sa marche.

Quelques minutes plus tard elle débouchait sur la place Mayor, juste en face du cabildo.

La ville était morne et silencieuse ; çà et là, dernières traces de la lutte acharnée qui l’avait ensanglantée pendant le jour, des amas de meubles brisés ou de larges tranchées ouvertes dans le sol témoignaient des ravages causés par l’insurrection.

Un factionnaire se promenait à pas lents devant le cabildo ; à la vue de la caravane qui s’avançait vers lui, il s’arrêta en armant son fusil :

— Qui vive ? cria-t-il d’une voix rude.

La patria ! répondit Valentin.