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blancs, c’était un ennemi acharné des Chiliens, auxquels il avait lui-même longtemps fait la guerre.

Il connaissait les vues secrètes de Antinahuel, dont il était le plus chaud partisan et l’ami le plus dévoué.

— Toquis, Apo-Ulmènes et Ulmènes de la vaillante nation des Aucas, dont les immenses territoires de chasse couvrent la surface de la terre, dit-il, mon cœur est triste, un nuage couvre mon esprit, mes yeux remplis de larmes se fixent sans cesse sur la terre. D’où provient le chagrin qui me dévore ? pourquoi le chant si joyeux du chardonneret ne résonne-t-il plus gaiement à mon oreille ? pourquoi les rayons du soleil me semblent-ils moins chauds ? pourquoi la nature enfin me paraît-elle moins belle ? répondez-moi, frères ? Vous gardez le silence, la honte couvre vos fronts, vos yeux humiliés se baissent, vous n’osez répondre ? C’est que vous n’êtes plus qu’un peuple dégénéré ! vos guerriers sont des femmes, qui, au lieu de la lance, prennent des fuseaux ! c’est que vous vous courbez lâchement sous le joug de ces Chiaplos, de ces Huincas qui se rient de vous, car ils savent bien que vous n’avez plus le sang assez rouge pour les combattre ! Depuis quand, guerriers Aucas, les hibous et les chouettes immondes font-ils leur nid dans le nid des aigles ? À quoi me sert cette hache de pierre, symbole de la force, cette hache que vous m’avez donnée pour vous défendre, si elle doit rester inactive entre mes mains, et s’il me faut descendre dans la tombe vers laquelle je penche déjà, sans avoir pu faire rien pour votre affranchissement ? Reprenez-la, guerriers, puisqu’elle n’est plus qu’un vain ornement honorifique ; pour moi, ma vie a été trop longue, laissez-moi me retirer sous mon toldo, où, jusqu’à mon dernier jour, il me sera au moins permis de pleurer sur notre indépendance compromise par votre faiblesse, et notre gloire éclipsée à jamais par votre lâcheté !

Après avoir prononcé ces mots, le vieillard fit quelques pas en arrière en chancelant comme s’il était accablé de douleur. Antinahuel se précipita vers lui et parut lui prodiguer des consolations à voix basse.

Ce discours avait vivement ému l’assemblée : le toqui était aimé et vénéré de tous. Les Ulmènes restaient silencieux, impassibles en apparence, mais leurs passions haineuses avaient été fortement remuées et la colère commençait à faire briller leurs yeux d’un feu sombre.

Le Cerf Noir s’avança :

— Père, dit-il d’une voix mielleuse avec un maintien composé, vos paroles sont rudes, elles ont plongé nos cœurs dans la tristesse, peut-être n’auriez-vous pas dû être aussi sévère pour vos enfants ? Pillian seul connaît les intentions des hommes. Que nous reprochez-vous ? d’avoir fait aujourd’hui ce que nos pères ont toujours fait avant nous, tant qu’ils ne se croyaient pas en mesure de lutter victorieusement contre leurs ennemis. Non, les hibous et les chouettes immondes ne font pas leur nid dans le nid des aigles ! non, les Aucas ne sont pas des femmes ! ce sont des guerriers vaillants et invincibles comme l’étaient leurs pères ! Écoutez ! écoutez, ce que l’esprit me révèle : le Huinca-coyog, — conseil avec les Espagnols, — d’aujourd’hui est nul, parce qu’il n’a pas eu lieu comme les Admapu l’exigent : le toqui n’a pas présenté au chef