Page:Aimard - Le Grand Chef des Aucas, 1889.djvu/216

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— À quoi bon ? les visages pâles sont des femmes sans courage : dès que leurs ennemis pleurent et demandent grâce, ils pardonnent.

À cette nouvelle, le toqui ne put réprimer un mouvement d’impatience qu’il dissimula aussitôt.

— Les frères ne doivent pas être inexorables, dit-il, lorsqu’ils lèvent la hache les uns contre les autres ; ils peuvent sans le vouloir blesser un ami. Les guerriers pâles ont bien fait.

L’Indien s’inclina en signe d’assentiment.

— Que font les visages pâles à présent ? reprit le chef.

— Ils sont réunis au feu du conseil.

— Bon, ce sont des hommes sages. Je suis content de mon fils, continua Antinahuel avec un sourire gracieux, c’est un guerrier aussi adroit qu’il est brave, il peut se retirer pour prendre le repos qui lui est nécessaire après une aussi longue course.

— Theg-teg n’est pas fatigué, sa vie est à mon père, répondit le guerrier en s’inclinant, il peut en disposer à son gré.

— Antinahuel se souviendra de son fils, dit le toqui en faisant un geste de congé.

L’Indien s’inclina respectueusement devant son chef, et serrant les genoux en retenant la bride, il fit exécuter une courbette à son cheval, l’enleva de terre par un bond énorme et s’éloigna en caracolant.

Le toqui le suivit un instant de l’œil d’un air distrait, et s’adressant à l’Alpo-Ulmen :

— Que pense mon frère de ce que vient de dire cet homme ? lui demanda-t-il.

— Mon père est le plus sage des toquis de la nation, le chef le plus vénéré des tribus araucanes : Pillian soufflera à son esprit des paroles qui monteront à ses lèvres et que nous écouterons avec respect, répondit évasivement le Cerf Noir, qui craignait de se compromettre par une réponse trop franche.

— Mon frère a raison, répliqua le toqui avec un regard orgueilleux, nieucui ni amey ma’ghon — j’ai ma nymphe.

L’Apo-Ulmen s’inclina d’un air convaincu. Nous ferons observer au lecteur à propos de cette expression qui, pour la première fois se rencontre sous notre plume, que, dans la mythologie araucane, outre un nombre infini de dieux et de déesses, il y a ce qu’on appelle des amey ma’ghon, c’est-à-dire des nymphes spirituelles qui font auprès des hommes l’office des génies familiers : il n’y a pas de chef renommé parmi les Araucans qui ne se glorifie d’en avoir une à son service..

Aussi, ce que venait de dire Antinahuel, loin de détourner le Cerf Noir, lui donna, au contraire, une plus grande vénération pour son chef ; car, lui aussi, se flattait in petto d’avoir à ses ordres un esprit familier, bien qu’il n’osât pas l’affirmer hautement.

En ce moment, les tambours et les trompettes araucanes résonnèrent avec force.

Les chasquis appelèrent les chefs au conseil.

— Que fera mon père ? demanda l’Apo-Ulmen.