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leurs huttes, seul, un guerrier était demeuré ; en l’apercevant, un sourire se dessina sur les lèvres du toqui.

Ce guerrier était un homme de haute taille, à la mine fière, au visage hautain, dont le regard perçant avait une expression farouche et cruelle.

Il paraissait être dans la force de l’âge, c’est-à-dire avoir à peu près quarante ans ; il portait un poncho en poil de lama d’une finesse extrême, bariolé de couleurs tranchantes, la longue canne à pomme d’argent qu’il tenait à la main le faisait reconnaître pour un Alpo-Ulmen.

Il répondit au sourire du toqui par une grimace d’intelligence, et, se penchant à son oreille :

— Quand les cougouars se déchirent entre eux, dit-il avec un accent de haine joyeuse, ils préparent une riche curée aux aigles des Andes.

— Les Puelches sont des aigles, répondit Antinahuel, ils sont maîtres de l’autre côté des montagnes, ils laissent aux femmes huiliches le soin de leur tisser des ponchos.

À ce sarcasme lancé contre les huiliches, fraction du peuple araucan, qui se livrent principalement à l’agriculture et à l’élève des bestiaux, l’Apo-Ulmen fronça le sourcil.

— Mon père est sévère pour ses fils, dit-il d’une voix rauque.

— Le Cerf Noir est un chef redouté dans sa nation, répondit Antinahuel avec un accent conciliateur, c’est le premier des Apo-Ulmènes des allarègues — provinces — du languem mapus — contrée maritime. — Son cœur est puelche, mon âme se réjouit quand il est à mon côté ; pourquoi faut-il que ses Ulmènes ne soient pas dans les mêmes dispositions que lui ?

— Mon père l’a dit, obligé de vivre en continuelles relations d’échange avec les culme-huinca — misérables Espagnols — les tribus des languem mapus et des telbum mapus — pays plats — ont déposé la lance pour prendre la pioche, ils se sont faits cultivateurs ; mais, que mon père ne s’y trompe pas, le vieil esprit de leur race repose toujours en eux, et le jour où il faudrait qu’ils combattissent pour leur indépendance, tous se lèveraient en un jour pour punir ceux qui prétendraient les asservir.

— Serait-il vrai ? s’écria vivement Antinahuel en arrêtant court son cheval et en regardant en face son interlocuteur, pourrait-on en effet compter sur eux ?

— À quoi bon parler de cela en ce moment ? dit l’Apo-Ulmen avec un sourire railleur ; mon père ne vient-il pas de renouveler les traités avec les visages pâles ?

— C’est juste, fit le toqui en lançant un regard profond au guerrier indien, la paix est assurée pour longtemps.

— Mon père est un chef sage, ce qu’il fait est bien, repartit l’autre en baissant les yeux.

Antinahuel se préparait à répondre lorsqu’un Indien arriva à toute bride, et, par un prodige d’adresse, que seuls ces cavaliers émérites peuvent exécuter, il s’arrêta subitement devant les deux chefs, et resta immobile comme une statue de bronze.

Les flancs haletants de son cheval, qui soufflait par les narines une fumée