Page:Aimard - Le Grand Chef des Aucas, 1889.djvu/208

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

XXXIX

LE BLESSÉ


Revenons au comte de Prébois-Crancé.

Lorsque l’enlèvement avait été commis, la partie de la plaine où don Tadeo avait dressé son camp était déserte.

La foule, entraînée par la curiosité, s’était portée tout entière du côté où devait avoir lieu le renouvellement des traités.

Du reste, les mesures des ravisseurs étaient si bien prises, tout s’était passé si vite, sans résistance, sans cris et sans tumulte, que l’éveil n’avait pas été donné, et que nul ne se doutait de ce qui s’était passé.

Les cris : « Au meurtre ! » poussés par le jeune homme, n’avaient pas été entendus, et les coups de pistolet qu’il avait tirés s’étaient confondus avec les autres bruits de la fête.

Louis resta donc, pendant un laps de temps assez considérable, étendu évanoui devant la tente, perdant son sang par deux blessures.

Par un hasard singulier, les peones, les arrieros et même les deux chefs indiens qui croyaient n’avoir rien à redouter, s’étaient éloignés tous, comme nous l’avons dit, pour assister à la cérémonie.

Lorsque la croix eut été plantée, que le général et le toqui, se prenant par le bras, furent tous deux entrés dans la tente, la foule se divisa par petits groupes et ne tarda pas à se disperser, chacun retournant à l’endroit où il avait établi son camp provisoire.

Les chefs indiens revinrent les premiers auprès de Louis ; à présent que leur curiosité était satisfaite, ils se reprochaient d’y avoir cédé et d’être si longtemps restés éloignés de leur ami.

En approchant du camp, ils furent surpris de ne pas voir Louis, et un certain désordre dans l’arrangement des ballots les remplit d’inquiétude.

Ils pressèrent le pas.

Plus ils approchaient, plus le désordre devenait évident à leurs yeux, habitués à remarquer ces mille indices qui, aux yeux d’un blanc, passent inaperçus.

En effet, le passage laissé libre dans l’enceinte formée par les ballots semblait avoir été le théâtre d’une lutte ; les pas de plusieurs chevaux étaient fortement empreints sur la terre humide, quelques ballots avaient même été dérangés, comme pour agrandir l’entrée, et gisaient ça et là.

Ces indices étaient plus que suffisants pour les Indiens ; ils échangèrent un regard d’inquiétude et entrèrent dans le camp d’un pas précipité.

Louis était encore tel que les assassins l’avaient laissé, étendu en travers de l’entrée de la porte, ses pistolets déchargés dans les mains, la tête renversée en arrière, les lèvres à demi ouvertes et les dents serrées.