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éloignées de quatre-vingts kilomètres de la ville, semblent suspendues sur elle et offrent un aspect des plus majestueux et des plus imposants.

Le 5 mai 1835, vers dix heures du soir, une chaleur étouffante pesait sur la cité ; l’air n’avait pas un souffle, le ciel pas un nuage.

Santiago, si folle et si rieuse d’ordinaire, où, à cette heure de nuit, on est sûr de voir étinceler à tous les balcons des yeux noirs et sourire des lèvres roses ; où chaque fenêtre envoie aux passants, comme une provocante invitation, des bouffées de Sambacuejas et des lambeaux de chansons créoles, semblait plongée dans une sombre tristesse. Les balcons et les fenêtres étaient garnis, il est vrai, de têtes d’hommes et de femmes, pressées les unes contre les autres, mais l’expression de toutes les physionomies était grave, tous les regards étaient pensifs et inquiets ; plus de sourires, plus de joie ; partout, au contraire, des fronts plissés, des joues pâlies, des yeux pleins de larmes.

Çà et là, dans les rues, des groupes nombreux stationnaient au milieu de la chaussée ou sur le pas des portes, discutant à voix basse et avec vivacité.

À chaque instant, des officiers d’ordonnance sortaient du palais du gouvernement et s’élançaient au galop dans diverses directions.

Des détachements de troupes quittaient leurs casernes et se rendaient au son des tambours sur la Plaza Mayor, où ils se formaient en bataille, passant silencieux au milieu des habitants consternés.

C’était surtout la Plaza Mayor qui, ce soir-là, offrait un aspect inaccoutumé. Des torches, secouées par des individus mêlés à la foule, jetaient des reflets rougeâtres sur le peuple rassemblé, et qui semblait dans l’attente d’un grand événement.

Mais parmi tous ces gens réunis dans un même lieu et dont le nombre croissait de seconde en seconde, pas un cri, pas un mot, ne se faisait entendre. Seulement, par intervalles, s’élevait un murmure sans nom, bruit de la mer avant la tempête, chuchotement de tout un peuple anxieux, expression de l’orage qui grondait dans toutes ces poitrines oppressées.

Dix heures sonnèrent lentement à l’horloge de la cathédrale.

À peine les Serenos eurent-ils, suivant l’usage, chanté l’heure que des commandements militaires se firent entendre, et la foule violemment rejetée en divers sens, avec force cris et jurons, accompagnés de coups de crosses de fusils, se partagea en deux parties à peu près égales, en laissant au milieu de la place un vaste espace libre.

En ce moment, s’élevèrent des chants religieux, murmures d’un ton bas et monotone ; et une longue procession de moines déboucha sur la place. Ces moines appartenaient tous à l’ordre des frères de la Merci. Ils marchaient lentement sur deux lignes, la cagoule sur le visage, la tête baissée et les bras croisés sur la poitrine, en psalmodiant le De profundis.

Au milieu d’eux, dix pénitents portaient chacun un cercueil ouvert.

Puis venait un escadron de cavalerie, précédant un bataillon de miliciens, au centre duquel dix hommes, la tête nue, les bras attachés derrière le dos, étaient conduits, chacun d’eux monté à rebours sur un âne, qu’un moine de la Merci guidait par la bride ; un détachement de lanceros venait immédiatement après et fermait cette lugubre procession.