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— Bien. Écoutez, Rat Musqué, ce que je vais vous dire.

— Mes oreilles sont ouvertes.

— Cette femme que, d’après mes ordres exprès, vous avez conduite ici, ne doit plus revoir les plaines du bord de la mer.

— Elle ne les reverra plus.

— Je ne veux pas qu’elle meure, entendez-vous bien ; il faut qu’elle souffre, dit-elle avec un accent qui fit tressaillir d’épouvante la malheureuse jeune fille.

— Elle souffrira.

— Oui, fit doña Maria, dont la prunelle étincela ; je veux que pendant une longue suite d’années elle endure un martyre de tous les instants, de toutes les minutes ; elle est jeune, elle aura le temps d’appeler en vain la mort pour la délivrer de ses maux, avant que celle-ci daigne l’exaucer. Par delà les montagnes, bien loin dans les déserts, après les forêts vierges du Gran-Chaco, on dit qu’il existe des hordes d’Indiens féroces et sanguinaires, qui portent une haine mortelle à tous ceux qui appartiennent à la race blanche.

— Oui, fit mélancoliquement le Puelche, j’ai entendu parler souvent de ces hommes par les anciens de ma tribu ; ils ne vivent que pour le meurtre.

— C’est cela, fit-elle avec une joie sinistre ; eh bien, chef, vous croyez-vous capable de traverser ces vastes déserts et d’atteindre le Gran-Chaco ?

— Pourquoi ne le ferais-je pas ? répondit l’Indien en relevant la tête avec orgueil, existe-t-il des obstacles assez forts pour arrêter le guerrier araucan dans sa course ? Le puma est le roi des forêts, le vautour celui du ciel, mais l’Aucas est le roi du puma et de l’aigle, le désert est à lui, Guatechà le lui a donné ; son cheval et sa lance le rendent invincible et maître de l’immensité !

— Ainsi, mon frère accomplira ce voyage réputé impossible ?

Un sourire de dédain se joua un instant sur les lèvres du sauvage guerrier.

— Je l’accomplirai, dit-il.

— Bon ! mon frère est un chef, je le reconnais à présent.

Le Puelche s’inclina avec une contenance modeste.

— Mon frère ira donc, et, arrivé dans le Chaco, il vendra la fille pâle aux Guayacurus.

L’Indien ne laissa voir aucune marque d’étonnement sur son visage.

— Je la vendrai, répondit-il.

— Bien ! mon frère sera fidèle ?

— Je suis un chef, je n’ai qu’une parole, ma langue n’est pas fourchue ; mais pour quelle raison mener si loin cette femme pâle ?

Doña Maria lui jeta un regard pénétrant. Un soupçon traversa son cœur, l’Indien s’en aperçut.

— Je ne faisais qu’une simple observation à ma sœur ; au fond cela m’importe peu, elle ne me répondra que si elle le juge convenable, dit-il avec indifférence.

Le front de la Linda se rasséréna.

— Cette observation est juste, chef, j’y répondrai ; pourquoi la mener si loin ? m’avez-vous demandé ; parce que Antinahuel aime cette femme, que