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— Oui, dit le jeune, homme avec des larmes dans la voix, je le sais !

— Mais ce que tu ignores, Louis, c’est que sur le point de mourir ton père se tourna vers moi. Depuis la blessure qu’il avait reçue, je ne l’avais pas quitté.

Louis serra silencieusement la main de Valentin.

Celui-ci continua :

— Valentin, me dit-il d’une voix faible, entrecoupée par le râle de la mort, car l’agonie commençait déjà, mon fils reste seul et sans expérience : il n’a plus que toi, son frère de lait. Veille sur lui, ne l’abandonne jamais. Qui sait ce que l’avenir lui réserve ! Puis-je compter sur ta promesse ? elle me rendra la mort plus douce. Je m’agenouillai auprès de lui, et saisissant respectueusement la main qu’il me tendait. « Mourez en paix, lui dis-je, à l’heure de l’adversité je serai toujours aux côtés de Louis. » Deux larmes coulèrent des yeux de ton père, larmes de joie à cette heure suprême, et d’une voix attendrie : « Dieu a reçu ton serment », me dit-il. Il expira doucement, en cherchant une dernière fois à me presser la main et en murmurant ton nom. Louis ! je dois à ton père le bien-être dont jouit ma bonne mère ; je dois à ton père les sentiments qui font de moi un homme, cette croix qui brille sur ma poitrine. Comprends-tu, maintenant, pourquoi je t’ai parlé ainsi que je l’ai fait ? Tant que tu as marché dans la force, je me suis tenu à l’écart, mais aujourd’hui, que l’heure est venue d’accomplir mon serment, aucune puissance humaine ne saurait m’en empêcher.

Il y eut un moment de silence entre les deux jeunes gens.

Enfin Louis cacha sa tête dans la loyale poitrine du soldat et dit en fondant en larmes :

— Quand partons-nous, frère ?

Celui-ci le regarda.

— Est-ce sans arrière-pensée que tu veux commencer une vie nouvelle ?

— Oui, répondit Louis, d’une voix ferme.

— Tu ne laisses aucun regret derrière toi ?

— Aucun.

— Tu es prêt à supporter bravement toutes les épreuves qui t’attendent ?

— Oui.

— Bien, frère ! c’est ainsi que je veux que tu sois. Nous partirons dès que nous aurons réglé le bilan de la vie passée. Il faut que tu entres libre d’entraves et de souvenirs amers dans l’existence nouvelle qui s’ouvrira devant toi.


Le 2 février 1835, un paquebot de la compagnie transatlantique quittait le Havre et cinglait pour Valparaiso.

À bord se trouvaient embarqués comme passager le comte de Prébois-Crancé, Valentin Guillois, son frère de lait, et César leur chien de Terre-Neuve, César, le seul ami qui leur était resté fidèle et dont ils n’avaient pas voulu se séparer. Sur la jetée, une femme d’une soixantaine d’années, le visage baigné de larmes, resta les yeux obstinément fixés sur le navire, tant qu’elle put l’apercevoir.