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XXXIII

AUX AGUETS


Ce qu’elle entendait, ce qu’elle voyait surtout, devait en effet intéresser puissamment doña Rosario.

Dans une salle assez vaste, faiblement éclairée par une de ces chandelles jaunes que les Chiliens nomment velas de cebo, attachée au mur au moyen de graisse figée, une femme encore jeune, fort belle, vêtue d’un habit de cheval d’une grande richesse, était assise sur un fauteuil d’ébène recouvert de cuir de Cordoue ; de la main droite elle agitait un chicote — cravache — à pomme d’or ciselée, et parlait avec une certaine animation à un homme qui se tenait respectueusement debout devant elle, le chapeau à la main.

Cet homme, autant que doña Rosario pu le conjecturer, était le même qui l’avait enfermée dans le cuarto où elle se trouvait.

La femme que doña Rosario ne se rappelait pas avoir jamais vue n’était autre que doña Maria, la courtisane éhontée, qui, sous le nom de la Linda, jouissait d’une si scandaleuse célébrité.

La position occupée par doña Maria faisait que la lueur de la chandelle donnait en plein sur son visage, et permettait de distinguer ses traits.

Doña Rosario la contemplait avidement, car elle sentait instinctivement que cette femme était l’ennemie qui, depuis sa naissance, s’était fatalement attachée à ses pas.

Elle comprenait qu’entre l’inconnu et elle une conférence suprême allait avoir lieu, que, dans quelques minutes, son sort se déciderait.

Et cependant, à l’aspect de cette femme, dont les sourcils froncés, le regard clair et hautain, les lèvres froidement pincées et les paroles cruelles, laissaient à flot déborder la haine qui la dévorait, ce n’était ni un sentiment de terreur, ni un sentiment de haine qu’éprouvait la jeune fille ; à son insu, une tristesse et une pitié indéfinissables s’emparèrent d’elle pour celle qui donnait alors des ordres qui la faisaient frémir.

Elle écoutait, haletante, fascinée, sans chercher à comprendre, ne sachant si ce qu’elle entendait était bien réellement vrai et se croyant parfois sous le coup d’une épouvantable hallucination.

Les deux interlocuteurs, qui ne se savaient ni épiés, ni écoutés, avaient repris leur conversation à voix haute.

Doña Rosario ne perdait pas une parole.

— Comment se fait-il, demanda la Linda à l’homme qui se tenait devant elle, que don Joan ne soit pas venu ? c’est lui que j’attendais.

L’homme ainsi interpelé jeta un regard sournois autour de lui, en roulant entre les doigts les bords de son chapeau, et répondit avec un embarras mal dissimulé :