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Ce qu’il ignore prend instinctivement, aux yeux prévenus de celui qu’un danger terrible menace, des proportions gigantesques plus effrayantes mille fois que ce danger même.

L’imagination malade se crée des fantômes que la réalité, quelque horrible qu’elle soit, fait évanouir.

En un mot, le patient qui marche au supplice souffre plus des appréhensions que lui donne la crainte de la mort qui l’attend, que ne lui en causera la douleur physique de cette mort elle-même.

Telle était, à cette heure, la situation de dona Rosario ; son esprit, chargé d’inquiétudes et de sombres pressentiments, lui faisait redouter des souffrances sans nom, dont la pensée seule glaçait le sang dans ses veines.

La caravane marchait toujours.

Elle était sortie du ravin et gravissait un sentier tracé sur le bord d’un précipice, au fond duquel on entendait gronder, avec de sourds murmures, une eau invisible.

Parfois, une pierre à demi-écrasée sous le sabot d’une mule, se détachait, roulait avec un bruit sinistre sur le flanc de la montagne, et allait s’engloutir dans le gouffre avec un grondement lugubre qui montait de l’abîme.

Le vent sifflait au travers des pins et des mélèzes, dont les branches s’entre-choquaient et faisaient pleuvoir un déluge de feuilles sèches sur les voyageurs.

Parfois, le hibou ou la chouette, cachés dans le creux des rochers, élevaient dans la nuit leurs notes plaintives qui rompaient tristement le silence.

Des aboiements furieux se firent entendre dans l’éloignement ; peu à peu ils se rapprochèrent et finirent par former un effroyable concert, entrecoupé par des voix aigres de femmes et d’enfants qui essayaient de les calmer ; des lumières étincelèrent et la caravane s’arrêta.

On était évidemment arrivé à la halte choisie pour passer le reste de la nuit.

La jeune fille jeta avec précaution un regard autour d’elle.

Mais la flamme des torches, remuée par le vent, ne lui permit de distinguer que les silhouettes sombres de quelques masures, et les ombres de plusieurs individus qui s’agitaient autour d’elle avec des cris et des rires.

Rien de plus.

Les gens de l’escorte s’occupaient, avec force cris et jurements, de desseller les chevaux et de décharger les mules, sans paraître songer en aucune façon à la jeune fille,

Un assez long espace de temps s’écoula.

Doña Rosario ne savait à quoi attribuer cet oubli incompréhensible.

Enfin, elle sentit qu’un individu prenait la mule par la bride, et elle entendit crier d’une voix rauque :

Arrea ! ce mot avec lequel les arrieros ont l’habitude d’exciter leurs animaux.

Elle s’était donc trompée ? ce n’était donc pas là qu’elle devait s’arrêter ? Mais alors que signifiait cette halte ?

Pourquoi une partie de l’escorte l’abandonnait-elle ?