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La mule avait ce trot dur et irrégulier, particulier à son espèce, qui faisait à chaque pas horriblement souffrir la jeune fille.

On avait jeté sur elle une couverture de cheval, afin, sans doute, de la garantir de l’abondante rosée de la nuit, ou peut-être pour l’empêcher de reconnaître la route qu’elle suivait.

Dona Rosario fit doucement, et en employant les plus grandes précautions, glisser la couverture afin de dégager son visage ; après quelques efforts, sa tête fut complètement libre.

Alors elle regarda.

Les ténèbres étaient épaisses.

La lune, incessamment voilée par des nuages qui passaient sur son disque blafard, ne répandait à de rares intervalles qu’une lueur faible et incertaine.

En levant doucement la tête, la jeune fille distingua plusieurs cavaliers qui marchaient derrière et devant la mule qui la portait.

Autant qu’il lui fût possible de le reconnaître, à cause de l’obscurité qui l’enveloppait, ces cavaliers étaient des Indiens.

La caravane assez nombreuse, — elle paraissait se composer d’une vingtaine d’individus, — suivait un sentier étroit, profondément encaissé entre deux montagnes abruptes, dont les masses rocheuses, en se reflétant sur la route, augmentaient encore les ténèbres.

Ce sentier montait en pente assez douce ; les chevaux et les mules, probablement fatigués d’une longue course, marchaient au pas. La jeune fille, à peine remise de son évanouissement, n’avait pu apprécier le temps qui s’était écoulé depuis son enlèvement ; cependant, en rassemblant ses souvenirs, et se rappelant à quelle heure elle avait été victime de ce rapt odieux, elle calcula que douze heures environ s’étaient écoulées depuis qu’elle était prisonnière.

Vaincue par l’effort qu’elle avait été contrainte de faire pour regarder autour d’elle, la pauvre enfant laissa retomber sa tête en étouffant un soupir de découragement, et, fermant les yeux comme pour s’isoler encore davantage, elle se plongea dans de tristes et profondes méditations.

Elle ignorait au moins avec qui elle se trouvait.

Bien des fois, il est vrai, don Tadeo lui avait parlé d’un ennemi terrible, acharné à sa perte, d’une femme dont la haine veillait sans cesse, prête à la sacrifier à la première occasion favorable.

Mais cette femme, qui était-elle ?

Quelle était la cause de cette haine ?

Était-ce aux mains de cette femme qu’elle se trouvait en ce moment ?

Et si cela était, pourquoi ne l’avait-elle pas sacrifiée déjà à cette vengeance ?

Pour quel motif sa vie avait-elle été épargnée ?

A quel supplice était-elle donc réservée ?

Ces pensées, et bien d’autres encore, venaient en foule assaillir l’esprit bourrelé de la jeune fille.

Cette incertitude était pour elle une torture atroce, en ce moment la vérité eût été pour elle presque une consolation.

L’homme est ainsi fait, que ce qu’il redoute le plus est l’inconnu.