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C’était la première fois que le Tigre Soleil et le général se trouvaient face à face ; aussi, ces deux hommes, également bons politiques, également fourbes et ambitieux, et qui du premier coup d’œil, s’étaient devinés l’un et l’autre, se considérèrent-ils avec une attention extrême.

Après avoir échangé quelques saluts, empreints d’une cordialité assez suspecte, les deux troupes rétrogradèrent chacune de quelques pas, pour livrer passage au commissaire général et aux quatre capitanes de amigos, — capitaines amis. — Ces officiers sont ce qu’on appelle, aux États-Unis, des indianis-agents, ils servent d’interprètes et d’agents aux Araucans pour le commerce et pour tout ce qui concerne leurs affaires avec les Chiliens.

Il est à remarquer que les Indiens parlent bien l’espagnol, mais ils ne veulent jamais s’en servir dans les réunions d’apparat ; ces capitanes de amigos qui, pour la plupart, sont des sangs mêlés, sont très aimés et très respectés. Ceux-ci arrivaient amenant une vingtaine de mules chargées des cadeaux destinés par le président de la République aux principaux Ulmènes.

Car il est à noter que lorsque les Indiens traitent avec les chrétiens, ils ne reconnaissent rien d’arrêté tant qu’ils n’ont pas reçu de présents : c’est pour eux une preuve qu’on ne veut pas les tromper, ce sont des arrhes qu’ils exigent pour assurer le marché et leur prouver qu’on traite de bonne foi.

Les Chiliens, qui de longue main, malheureusement pour eux, sont habitués aux coutumes araucaniennes, n’avaient garde d’oublier cette condition importante.

Pendant que le commissaire général distribuait les présents, le général Bustamente se rendit avec son état-major à la chapelle, où un prêtre, venu exprès de Valdivia, célébra la messe.

Après la messe, les discours commencèrent dès que le ministre de la République et les quatre toquis des Utal-Mapus se furent donné l’accolade.

Ces discours, qui durèrent fort longtemps, se résumèrent des deux parts à s’assurer que l’on était satisfait de la paix qui régnait entre les deux peuples, et qu’on ferait tout ce qui serait nécessaire pour la maintenir le plus longtemps possible.

Nous devons faire observer, en faveur des deux interlocuteurs, qu’ils n’étaient pas plus sincères l’un que l’autre, et qu’ils ne pensaient pas un mot de ce qu’ils disaient, puisque, in petto, ils avaient l’intention de se trahir le plus tôt possible.

Ils parurent cependant fort satisfaits de la comédie qu’ils jouaient, et ils terminèrent en se donnant une dernière accolade, plus forte et plus chaleureuse que les précédentes, mais tout aussi fausse.

— Maintenant, dit le général, si mes frères les grands chefs consentent à me suivre jusqu’à la chapelle, nous planterons la croix.

— Non, répondit Antinahuel avec un sourire mielleux, la croix ne doit pas être plantée devant le toldo de pierre.

— Pourquoi cela ? demanda le général avec étonnement.

— Parce que, répliqua l’Indien d’un ton de conviction, il faut que les paroles que nous avons échangées restent enterrées à l’endroit où elles ont été prononcées.