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sur le bord opposé de la rivière, juste en face d’eux, une autre caravane à peu près aussi nombreuse établissait le sien.

Celle-là avait pour chef dona Maria.

Comme cela arrive presque toujours, le hasard s’était plu, cette fois encore, à réunir d’irréconciliables ennemis qui ne se trouvaient séparés les uns des autres que par une distance d’une quinzaine de mètres tout au plus.

Mais était-ce bien le hasard ?

Don Tadeo ne se doutait pas de ce dangereux voisinage ; sans cela, il est probable qu’il aurait mis tout en œuvre pour l’éviter.

Il avait jeté un regard distrait sur la caravane établie en face de lui, et ne s’en était pas préoccupé davantage, car il était absorbé par des pensées d’un ordre bien autrement important.

Dona Maria, au contraire, savait parfaitement ce qu’elle faisait, et ce n’avait été qu’à bon escient qu’elle s’était placée où elle était.

Cependant, au fur et à mesure que la matinée s’avançait, le nombre des voyageurs croissait dans la plaine ; vers neuf heures du matin, elle se trouva littéralement couverte de tentes.

Un espace libre avait seulement été réservé aux environs d’une antique chapelle à moitié ruinée, dans laquelle on devait célébrer la messe avant de commencer la cérémonie.

Les Puelches, descendus en grand nombre de leurs montagnes, avaient passé la nuit à faire de joyeuses libations autour de leurs feux de campement ; bon nombre d’entre eux dormaient, dans un état complet d’ivresse ; cependant, aussitôt que l’on annonça l’arrivée du ministre de la République chilienne, tous se levèrent en tumulte et commencèrent à danser et à pousser des cris de joie.

D’un côté arrivait au grand trot le général Bustamente, entouré d’un brillant état-major, tout chamarré d’or et suivi d’une nombreuse troupe de lanceros, tandis que du côté opposé venaient au galop les quatre toquis araucans, suivis des principaux Ulmènes de leur nation et d’une grande quantité de mosotones.

Ces deux troupes qui accouraient au-devant l’une de l’autre, au milieu des vivats et des cris de joie de la foule, soulevaient d’épais nuages de poussière au milieu desquels elles disparaissaient.

Les Araucans surtout, qui sont d’excellents ginetes, expression usitée dans le pays pour désigner de bons cavaliers, se livraient à des excentricités équestres, dont les fantasias arabes dont on fait tant de bruit, peuvent seules donner une lointaine idée, car elles sont bien innocentes en comparaison des incroyables tours de force qu’exécutent ces hommes qui semblent nés pour manier un cheval.

Les Chiliens avaient une allure plus grave dont ils se seraient affranchis avec joie, si le respect humain ne les avait pas retenus.

Aussitôt que les deux troupes furent en présence, les chefs mirent pied à terre et se rangèrent, les Ulmènes, armés de leurs longues cannes à pommes d’argent, derrière Antinahuel, et les trois autres toquis et les Chiliens, derrière le général Bustamente.