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Les Cœurs Sombres, les seuls véritables patriotes de ce malheureux pays, voulaient, eux, que le gouvernement adoptât des mesures un peu plus démocratiques ; mais ils n’entendaient nullement le renverser, persuadés qu’une révolution ne pouvait qu’être préjudiciable au bien-être général de la nation.

À côté du général Bustamente et de la société des Cœurs Sombres, un troisième parti, plus puissant peut-être que les deux premiers, s’agitait silencieusement.

Ce parti était représenté par Antinahuel, le toqui du plus important Utal-Mapus de la confédération araucanienne.

Nous avons dit que, par sa position géographique, cette petite république indomptable est placée comme un coin sur le territoire chilien, qu’elle sépare violemment en deux.

Cette position donnait à Antinahuel une force immense.

Tous les Araucans sont soldats ; à un signe de leurs chefs ils prennent les armes et peuvent, en quelques jours, réunir une armée formidable composée de guerriers aguerris.

Les républicains et les partisans de Bustamente comprenaient de quel intérêt il était pour eux d’attirer les Araucans dans leur parti ; avec le secours de ces féroces soldats, la victoire était certaine.

Déjà le général Bustamente et le Roi des ténèbres avaient, à l’insu de l’autre, fait des propositions à Antinahuel.

Ouvertures que le redoutable toqui avait paru écouter et auxquelles il feignait de répondre, voici pourquoi :

Antinahuel, outre la haine héréditaire que ses ancêtres lui avaient léguée contre la race blanche, ou peut-être à cause de cette haine, rêvait depuis qu’il avait été élu chef suprême d’un Utal-Mapus, non seulement l’indépendance complète de son pays, mais encore il voulait reconquérir tout le territoire que les Espagnols lui avaient enlevé, les rejeter de l’autre côté des Cordillères des Andes, et rendre à sa nation la splendeur dont elle jouissait avant l’arrivée des blancs au Chili.

Ce projet si patriotique, Antinahuel était homme à le mener à bonne fin.

Doué d’une vaste intelligence, d’un caractère audacieux et subtil à la fois, il ne se laissait décourager par aucun obstacle, vaincre par aucun revers.

Presque complètement élevé au Chili, il parlait parfaitement l’espagnol, connaissait à fond les mœurs de ses ennemis, et au moyen de nombreux espions disséminés partout, il était au courant de la politique chilienne et de l’état précaire dans lequel se trouvaient ceux qu’il voulait vaincre ; il se servait habituellement des dissensions qui les séparaient, feignant de prêter l’oreille aux propositions qu’on lui faisait de toutes parts, afin, le moment venu, d’écraser ses ennemis les uns par les autres, et de rester seul debout.

Il lui fallait un prétexte plausible pour tenir en armes son Utal-Mapus sans inspirer de méfiance aux Chiliens : ce prétexte, le général Bustamente et les Cœurs Sombres le lui fournissaient par leurs propositions ; nul ne pouvait s’étonner, pour cette raison, de voir en temps de paix le toqui rassembler une