Page:Aimard - Le Grand Chef des Aucas, 1889.djvu/131

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Nous ajouterons à la louange de Valentin, l’homme dont nous voulons parler ici, que son gaminisme, s’il est permis de se servir de cette expression, était beaucoup plus feint que réel, et que son but, en s’y laissant entraîner, était d’amener le sourire sur les lèvres de son frère de lait, et de donner ainsi le change à la douleur dont il le voyait sourdement miné.

Ce préambule nécessaire posé, nous reprendrons le cours de notre narration, et, abandonnant pour un instant don Tadeo et son ami, nous prierons le lecteur de nous suivre dans la tribu du Grand Lièvre.

Le lendemain fut un beau jour pour la tribu, jour attendu avec impatience par les ménagères, qui allaient apprendre à confectionner, selon l’expression de Valentin, un plat nouveau qui semblait flatter la gourmandise de leurs maris.

Dès l’aube, hommes, femmes et enfants, réunis sur la grande place du village, formaient de nombreux groupes, où l’on discutait le mérite du plat inconnu, dont le secret devait être révélé.

Louis, pour lequel l’expérience que son ami allait faire avait fort peu d’intérêt, avait voulu rester dans le toldo ; mais Valentin s’était obstiné à ce qu’il assistât à l’expérience, et, de guerre lasse, le jeune homme avait enfin consenti.

Le Parisien était déjà à son poste, debout dans un espace libre, au centre de la place ; il suivait d’un œil narquois l’expression anxieuse ou incrédule qui se peignait tour à tour sur ces visages fixés sur lui.

Une table qui devait servir à ses apprêts culinaires, un fourneau allumé sur lequel chauffait une marmite en fer pleine d’eau, un couteau de cuisine, une poêle énorme, trouvée je ne sais où, une espèce de grande cuvette, une cuiller en bois, du persil, un morceau de lard, du sel, du poivre et une corbeille remplie d’œufs frais, avaient été préparés sur sa recommandation par les soins de Tangoil Lanec.

On attendait l’arrivée de l’Apo-Ulmen de la tribu, pour commencer la séance.

Une espèce d’estrade avait été préparée pour lui, en face de l’opérateur.

Lorsque l’Apo-Ulmen eut pris des mains de son porte-pipe le calumet allumé, il se pencha un peu de côté, parla bas à l’oreille de Curumilla, qui se tenait respectueusement auprès de lui.

L’Ulmen s’inclina, descendit de l’estrade, vint dire au Parisien qu’il pouvait se mettre à l’œuvre et regagna sa place.

Valentin salua l’Apo-Ulmen, retira son poncho qu’il plia et plaça soigneusement à ses pieds, et relevant gracieusement ses manches jusqu’au-dessus du coude, il pencha légèrement le corps en avant, appuya sa main droite sur la table, et, prenant le ton d’un marchand de vulnéraire qui vante sa marchandise aux badauds, il commença sa démonstration.

— Illustres Ulmènes et vous redoutables guerriers de la noble et sacrée tribu du Grand Lièvre, dit-il d’une voix haute, claire et parfaitement accentuée, écoutez avec soin ce que je vais avoir l’honneur de vous expliquer.

Dans le commencement des temps, le monde n’existait pas, l’eau et les nuées qui s’entre-choquaient continuellement dans l’immensité formaient alors