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C’était devant un de ces établissements que le chef des Cœurs sombres et son ami s’étaient arrêtés ; ils n’hésitèrent pas. Remontant les plis de leurs manteaux de façon à cacher complètement les traits de leurs visages, ils entrèrent dans la chingana ; malgré l’atmosphère empestée qui les prenait à la gorge, ils passèrent inaperçus au milieu des buveurs et gagnèrent le fond de la salle.

La porte de la cave n’était que poussée, ils l’ouvrirent doucement et disparurent sur les premières marches d’un escalier.

Ils descendirent dix degrés et se trouvèrent dans une cave, où un homme penché sur des tonneaux qu’il paraissait occupé à mettre en ordre, leur dit, sans se déranger de son travail :

Voulez-vous de l’aguardiente de pisco, du mescal ou de la chicha ?

— Ni l’un ni l’autre, répondit don Tadeo, nous voulons du vin de France.

L’homme se redressa comme mû par un ressort.

Les deux aventuriers avaient mis leurs masques.

— Le voulez-vous blanc ou rouge ? demanda l’homme.

— Rouge comme le sang, fit don Tadeo.

— De quelle année ? reprit l’inconnu.

— De celui récolté le 5 avril 1817, dit encore don Tadeo.

— Alors, venez par ici, messieurs, répondit l’homme en s’inclinant respectueusement, le vin que vous me faites l’honneur de me demander est excessivement précieux, on l’enferme dans une cave à part.

— Pour être bu à la Saint-Martin, répondit don Tadeo.

L’homme, qui semblait n’attendre que cette dernière réponse à ses questions, sourit d’un air d’intelligence et appuya légèrement la main sur le mur.

Une pierre tourna lentement sur elle-même sans produire le moindre bruit, et livra passage aux conspirateurs qui entrèrent aussitôt.

Derrière eux le passage se referma.

Dans la chingana, les cris, les chants et la musique avaient acquis une intensité réellement formidable, la joie des buveurs était à son comble.



XXIV

LES DEUX ULMÈNES


Si, au lieu de raconter une histoire vraie, nous écrivions un roman, il y a certaines scènes de ce récit que nous passerions sous silence.

Celle qui va suivre serait certes de ce nombre ; pourtant bien que d’une trivialité un peu risquée, elle porte avec elle son enseignement, en montrant quelle est l’influence des premières habitudes d’une vie misérable, même sur les natures les mieux douées, et combien il est difficile plus tard de s’en défaire.