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— Bien pressant, en effet, interrompit l’autre.

— Eh bien ! je vous aurais prié de repasser demain, parce que, à cette heure avancée, ma caisse est fermée.

Là-dessus, il le congédia en haussant les épaules.

Don Pedro se retira visiblement désappointé.

— Cet homme mange à deux râteliers, dit don Gregorio ; c’est un espion du général.

— Je le sais ! répondit don Tadeo ; j’ai sur moi les preuves de sa trahison. C’était un instrument nécessaire ; aujourd’hui il peut nous nuire, nous le briserons.

Don Gregorio tira de sa poche la traite que venait de lui être présentée, et la tendant à don Tadeo :

— Voyez ! lui dit-il.

Cette traite, au premier abord, paraissait entièrement semblable aux autres, elle contenait la formule de rigueur : À vue, il vous plaira payer, etc. ; mais dans deux ou trois endroits, la plume, trop dure sans doute, avait craché et formé un certain nombre de petits points noirs dont quelques-uns étaient presque imperceptibles.

Il paraît que ces points noirs avaient une certaine signification pour les deux hommes ; car dès que don Tadeo eût jeté les yeux sur la traite, il saisit son manteau dans lequel il s’enveloppa.

— C’est Dieu qui nous protège ! dit-il, il faut y aller sans retard.

— C’est aussi mon opinion, répondit don Gregorio, en présentant la traite à la lumière et la brûlant jusqu’à ce qu’il n’en restât pas la moindre parcelle.

Les deux hommes prirent chacun un long poignard et deux pistolets qu’ils cachèrent sous leurs habits, — les deux conspirateurs connaissaient trop bien leur pays pour négliger cette précaution ; — ils rabattirent les ailes de leur chapeau sur leur front, et embossés jusqu’aux yeux, à la façon des amoureux ou des chercheurs d’aventures, ils descendirent dans la rue.

Il faisait une de ces nuits splendides comme il n’est pas donné à nos brumeux climats d’en connaître ; le ciel, d’un bleu sombre, était plaqué d’un nombre infini d’étoiles, au milieu desquelles resplendissait la brillante croix du Sud ; l’air était embaumé de mille senteurs, et une légère brise, qui s’élevait de la mer, rafraîchissait l’atmosphère échauffée par les rayons ardents du soleil pendant tout le jour qui venait de s’écouler.

Les deux hommes passaient rapides et silencieux à travers les groupes joyeux qui sillonnaient les rues dans tous les sens.

C’est le soir surtout que les Américains se promènent, afin de prendre l’air et de jouir de la fraîcheur.

Les conjurés ne semblaient entendre ni les sons provocateurs de la vihuela qui vibraient à leurs oreilles, ni les refrains de sambacuejas qui s’envolaient par bouffées des chinganas, ni les éclats de rire frais et argentins des jeunes filles aux yeux noirs et aux lèvres roses, qui les coudoyaient au passage en leur lançant des regards provocateurs.

Ils marchèrent ainsi assez longtemps en se tournant par intervalles pour