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que celle-là ne voulait pas la licence sous le manteau de la liberté ; elle comprenait qu’elle avait une grande et sainte mission à remplir, que sa tâche non seulement n’était pas terminée, mais qu’elle commençait à peine.

Il fallait instruire ce peuple, le rendre digne de prendre place parmi les nations, et surtout le délivrer des tyrans qui voudraient l’asservir.

Cette mission, la société des Cœurs Sombres la remplit sans relâche, luttant constamment contre les pouvoirs oppresseurs qui se succédaient, et les renversant sans pitié.

Protées insaisissables, les membres de cette société échappaient aux recherches les plus actives ; si parfois quelques-uns tombaient dans l’arène, ils mouraient le front haut, confiants dans l’avenir et léguant à leurs frères le soin de continuer leur tâche.

La guérison du général Bustamente causa aux Cœurs Sombres un moment de stupeur ; mais don Tadeo, qui avait fait répandre partout la nouvelle de la façon miraculeuse dont il avait survécu à son exécution, leur rendit, en se plaçant de nouveau à leur tête, non pas le courage qui ne leur avait pas failli, mais l’espoir.

Quelque grande que fût l’habileté des manœuvres employées par le général pour la réussite de ses projets, les Cœurs Sombres, qui avaient des affidés, l’avaient deviné ; ils surveillaient avec soin toutes ces démarches, car ils prévoyaient que le moment était proche où leur ennemi jetterait le masque.

Ils avaient appris le départ pour Valdivia du général convalescent.

Pour quelle raison, lorsque sa santé était encore si chancelante et que le repos lui était si nécessaire, se rendait-il dans cette province éloignée ?

Il fallait le savoir à tout prix et se préparer pour une éventualité, quelle qu’elle fût.

Dans une réunion de la société, les mesures furent prises ; de plus, il fut résolu que le Roi des ténèbres se rendrait lui-même à Valdivia, afin, le cas échéant, de pouvoir prendre l’initiative de la résistance.

Mais don Tadeo ne voulait pas laisser derrière lui dona Rosario exposée aux coups de la Linda, il pouvait seul défendre la jeune fille, n’était-il pas son unique soutien ?

Dès que les Cœurs Sombres furent dispersés, don Tadeo revint donc à la chacra et se présenta à dona Rosario.

— Chère enfant, lui dit-il, j’ai une mauvaise nouvelle à vous apprendre.

— Parlez ! mon ami, répondit-elle.

— Des affaires urgentes exigent ma présence le plus tôt possible à Valdivia.

— Oh ! fit-elle avec un mouvement d’effroi, vous ne me laisserez pas ici, n’est-ce pas ?

— J’en avais d’abord l’intention, reprit-il, cette retraite me paraissait réunir toutes les garanties de sûreté, mais rassurez-vous, ajouta-t-il, j’ai changé d’avis ; j’ai pensé que peut-être vous préféreriez m’accompagner.

— Oh oui ! dit-elle vivement, que vous êtes bon ! quand partons-nous ?

— Demain, chère enfant, au lever du soleil.

— Je serai prête, répondit-elle en lui tendant son front sur lequel il déposa un baiser.