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Don Tadeo était la seule personne qui se soit attachée à elle, jamais il ne l’avait abandonnée, veillant avec le plus grand soin à son bien-être matériel, lui souriant et lui adressant toujours de bonnes et douces paroles ; mais don Tadeo était un homme beaucoup trop sérieux pour comprendre ces mille petits soins qu’exige l’éducation d’une jeune fille. Elle ne pouvait avoir pour lui que cette amitié profonde, mais respectueuse, qui éloigne ces confidences naïves que l’on n’ose faire qu’à une mère ou à une compagne de son âge.

Les visites de don Tadeo étaient entourées d’un mystère incompréhensible ; parfois, sans cause apparente, il lui faisait subitement quitter les gens auxquels il l’avait confiée, l’emmenait avec lui, après lui avoir fait d’abord changer de nom et l’obligeait à de longs voyages, — c’était ainsi qu’elle était allée en France, — puis tout à coup il la ramenait au Chili, tantôt dans une ville tantôt dans une autre, sans jamais vouloir lui expliquer les raisons de la vie errante à laquelle il l’obligeait. Contrainte par son isolement à ne compter que sur elle-même, forcée à réfléchir dès que les premières lueurs de la raison s’étaient fait jour dans son cerveau, cette jeune fille, si frêle et si délicate en apparence, était douée d’une énergie et d’une fermeté de caractère qu’elle ignorait elle-même, mais qui la soutenaient à son insu et devaient, si pour elle sonnait un jour l’heure du danger, lui être d’un grand secours.

Souvent la jeune fille, poussée par cet instinct de curiosité si naturel à son âge, dans la position exceptionnelle où elle se trouvait, avait cherché par des questions adroites à saisir quelques lueurs qui pussent la guider dans ce dédale ; tout avait été inutile, don Tadeo était resté muet.

Un jour seulement, après l’avoir longtemps contemplée avec tristesse, il l’avait serrée sur son cœur, en lui disant d’une voix entrecoupée :

— Pauvre enfant ! je saurai te protéger contre tes ennemis.

Quels pouvaient être ses ennemis redoutables ? pourquoi s’acharnaient-ils ainsi sur une enfant de seize ans qui ignorait le monde et n’avait jamais fait de mal à personne ?

Ces questions que dona Rosario se posait incessamment, restaient toujours sans réponse.

Seulement elle entrevoyait dans sa vie un de ces mystères terribles qui causent la mort des imprudents qui s’obstinent à les découvrir, aussi ses jours se passaient dans des frayeurs continuelles, enfantées par son imagination.

Un soir que, triste et songeuse comme à son ordinaire, blottie frileusement au fond d’un fauteuil dans sa chambre à coucher, elle feuilletait un livre qu’elle ne lisait pas, don Tadeo se présenta à elle.

Le gentilhomme la salua comme il faisait toujours en la baisant au front, prit un siège, s’assit en face d’elle, et après l’avoir un instant contemplée avec mélancolie :

— J’ai à vous parler, Rosario, lui dit-il doucement.

— Je vous écoute, mon ami, répondit-elle en essayant de sourire.

Mais avant de rapporter cette conversation, nous devons donner au lecteur certaines explications nécessaires.

De même que toutes les autres contrées de l’Amérique du Sud, le Chili,