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Trop longtemps nos idées se sont confondues, notre amitié est trop forte et trop vive pour que tu refuses de me satisfaire !

— À quoi bon ? s’écria le comte avec impatience ; mes douleurs sont de celles que celui seul qui les éprouve peut comprendre.

— Mauvais prétexte ! frère, répondit le soldat d’une voix rude : les douleurs que l’on n’ose avouer sont de celles qui contraignent à rougir.

— Valentin ! fit le comte avec un éclair dans le regard, c’est mal de me parler ainsi !

— C’est bien, au contraire ! reprit vivement le jeune homme ; je t’aime, je te dois la vérité. Pourquoi te tromperais-je ? non ! tu connais ma franchise. Ainsi n’espère pas que je te donne raison les yeux fermés. Si tu voulais être flatté à tes derniers moments, pourquoi m’as-tu appelé ? est-ce pour applaudir à ta mort ? Alors, adieu, frère ! je me retire ; je n’ai rien à faire ici. Vous autres, grands seigneurs, qui n’avez eu que la peine de naître, et ne connaissez de la vie que ses joies, à la première feuille de rose que le hasard plie dans le lit de votre bonheur, vous vous croyez perdus, et vous en appelez à cette suprême lâcheté : le suicide !

— Valentin ! s’écria le comte avec colère.

— Oui ! continua le jeune homme avec force, cette suprême lâcheté ! l’homme n’est pas plus libre de quitter la vie quand bon lui semble que le soldat de fuir son poste devant l’ennemi ! Tes douleurs, je les connais !

— Tu saurais ?… demanda le comte avec étonnement.

— Tout !… écoute-moi, puis, lorsque je t’aurai dit ce que je pense, tu te tueras si tu veux. Pardieu ! crois-tu que j’ignorais, en venant ici, pourquoi tu m’appelais ? gladiateur trop faible pour soutenir la lutte, tu t’es livré sans défense aux bêtes féroces de ce cirque terrible qu’on appelle Paris, tu as succombé, cela devait être ! mais songes-y, la mort que tu veux te donner achèvera de te déshonorer aux yeux de tous, au lieu de te réhabiliter et de t’environner de cette auréole de fausse gloire que tu ambitionnes !

— Valentin ! Valentin ! s’écria le comte en frappant du poing avec colère, qui te permet de me parler ainsi ?

— Mon amitié, répondit énergiquement le soldat, et la position que tu m’as faite toi-même en me mandant auprès de toi. Deux causes te réduisent au désespoir. Ces deux causes sont, d’abord, ton amour pour cette femme coquette, une créole, qui a joué avec ton cœur, comme la panthère de ses savanes joue avec les animaux inoffensifs qu’elle se prépare à dévorer… Est-ce vrai ?

Le jeune homme ne répondit pas.

Les coudes sur la table, la tête dans les mains, il restait immobile, insensible en apparence aux reproches de son frère de lait.

Valentin continua :

— Puis, lorsque pour briller à ses yeux, tu as eu compromis ta fortune, gaspillé tout ce que ton père t’avait laissé, cette femme est partie comme elle était venue, heureuse du mal qu’elle avait fait, des victimes tombées sur sa route, te léguant à toi et à tant d’autres le désespoir et la honte d’avoir été joué par une coquette. Ce qui te pousse à la mort, ce n’est pas la perte de ta