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d’un costume de femme, qui faisait des contorsions bizarres, entremêlées de hurlements.

Cet homme, d’un aspect farouche, était le machi ou sorcier de la tribu ; le mouvement qu’il se donnait, les cris qu’il poussait, avaient pour but de défendre le cadavre contre les attaques du génie du mal qui prétendait s’en emparer.

À un signe de cet homme la musique et les gémissements cessèrent.

Le génie du mal, vaincu par le pouvoir du machi, avait renoncé à lutter plus longtemps, et, de guerre lasse, abandonnait le cadavre dont il ne pouvait s’emparer.

Alors le machi se tourna vers un homme aux traits altiers et au regard dominateur, qui se tenait auprès de lui appuyé sur une longue lance.

— Ulmen de la puissante tribu du Grand-Lièvre, lui dit-il d’une voix sombre, ton père, le valeureux Ulmen qui nous a été ravi par Pillian, ne redoute plus l’influence du mauvais génie que j’ai forcé à s’éloigner, il chasse maintenant dans les prairies bienheureuses de l’Eskennane avec les guerriers justes ; tous les rites sont accomplis, l’heure de rendre son corps à la terre est arrivée !

— Arrêtez ! répondit vivement le chef, mon père est mort, mais qui l’a tué ? un guerrier ne succombe pas ainsi en quelques heures sans qu’une influence secrète ne se soit appesantie sur lui et soit venue sécher les sources de la vie dans son cœur ; réponds-moi, machi inspiré de Pillian, dis-moi le nom de l’assassin ? mon cœur est triste, il n’éprouvera de soulagement que lorsque mon père sera vengé.

À ces paroles prononcées d’une voix ferme, un frémissement parcourut les rangs de la population réunie et groupée autour du corps.

Le machi après avoir laissé errer son regard sur les assistants, baissa les yeux, croisa les bras sur sa poitrine et sembla se recueillir.

Les Araucans n’admettent qu’une seule mort, celle du champ de bataille ; ils ne supposent pas que l’on puisse perdre la vie, soit par accident, soit par maladie ; dans ces deux cas, ils attribuent toujours la mort à l’action du pouvoir occulte, ils sont persuadés qu’un ennemi du défunt lui a jeté le sort qui l’a tué. Dans cette persuasion, au moment des funérailles, les parents et les amis du mort s’adressent au machi afin qu’il leur dénonce l’assassin.


Le machi est obligé de le désigner ; en vain il chercherait à leur faire comprendre que la mort de leur parent est naturelle, leur fureur se tournerait immédiatement contre lui, et il deviendrait leur victime.

Dans cette dure alternative, le machi se garde bien d’hésiter ; le meurtrier est d’autant plus facile à désigner qu’il n’existe pas et que le sorcier ne craint pas de se tromper. Seulement, pour faire accorder ses intérêts avec ceux des parents qui réclament une victime, il désigne un de ses ennemis particuliers à la colère des parents ; lorsque, ce qui est rare, le machi n’a pas d’ennemis, il prend au hasard.

Le prétendu meurtrier, en dépit de ses protestations d’innocence, est immolé sans pitié.

On comprend ce qu’une semblable coutume a de périlleux, quelle influence