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don Tadeo envers ma sœur me dégage de la promesse que je m’étais faite à moi-même et me rend ma liberté d’action.

La jeune femme fit un geste d’assentiment.

— Lorsque les culme huinca, — misérables Espagnols, — continua-t-il, eurent conquis le Chili et réduit en esclavage ses lâches habitants, ils songèrent à conquérir à son tour l’Araucanie, et marchèrent vers les Aucas, dont ils violèrent les frontières, — ma sœur voit que je prends mon récit de haut, — le toqui Cadegual fut un des premiers à convoquer dans la plaine du Carampangue un grand auca-coyog, — conseil de la nation. — Nommé toqui des quatre Utal-Mapus, il livra bataille aux faces pâles : la mêlée fut terrible, elle dura depuis le lever jusqu’au coucher du soleil : bien des guerriers moluchos partirent pour les prairies bienheureuses de l’Eskennane, mais Pillian n’abandonna pas les Aucas, ils furent vainqueurs, et les Chiapolo s’enfuirent comme des lièvres craintifs devant les redoutables lances de nos guerriers. Bien des visages pâles tombèrent entre nos mains ; parmi eux se trouvait un chef puissant nommé don Estevan de Leon. Le toqui Cadegual aurait pu user de ses droits et le tuer, il n’en fit rien ; loin de là, il le conduisit dans sa tolderia, le traita avec douceur, comme un frère. Mais quand les Espagnols ont-ils su jamais reconnaître un bienfait ? Don Estevan, oubliant les devoirs sacrés de l’hospitalité, séduisait la fille de celui auquel il devait la vie, et un jour il disparut avec elle. La douleur du toqui fut immense à cette indigne et déloyale trahison, il jura alors de faire aux faces pâles une guerre sans pitié, il tint son serment ; tous les Espagnols pris par lui, quels que fussent leur âge et leur sexe, étaient massacrés ; ces terribles représailles étaient justes, n’est-ce pas ?

— Oui, dit laconiquement la Linda.

— Un jour, Cadegual surpris par ses féroces ennemis, tomba couvert de blessures entre leurs mains, après une héroïque résistance, pendant laquelle tous ses mosotones s’étaient bravement fait tuer à ses côtés. À son tour, Cadegual était au pouvoir de don Estevan de Leon. Le chef des Espagnols reconnut celui qui, quelques années auparavant, lui avait sauvé la vie. Il fut miséricordieux. Après avoir coupé les deux poignets et crevé les yeux à son prisonnier, il lui rendit sa fille dont il ne voulait plus, et le renvoya à sa nation. Le toqui fut ramené par son enfant, à laquelle il avait pardonné. Arrivé à sa tribu, Cadegual convoqua tous ses parents, leur raconta ce qu’il avait souffert, leur montra ses bras sanglants et mutilés, et après avoir fait jurer à ses fils et à tous ses parents de le venger, il se laissa mourir de faim, pour ne pas survivre à sa honte.

— Oh ! c’est affreux, s’écria dona Maria, émue malgré elle.

— Ce n’est rien encore, reprit le chef avec un sourire amer ; que ma sœur écoute la suite : depuis cette époque, une implacable destinée a constamment pesé sur les deux familles et continuellement opposé les descendants du toqui Cadegual à ceux du capitaine don Estevan de Leon. Depuis trois siècles cette lutte dure, ardente, acharnée entre les deux familles, elle ne se terminera que par l’extinction de l’une d’elles ou peut-être de toutes deux. Jusqu’à présent l’avantage est presque toujours resté aux Leons ; les fils du toqui ont bien souvent été vaincus, mais ils sont toujours demeurés debout, implacables,