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Guerrier, sa réputation était immense et ses mosotones avaient pour lui une superstitieuse vénération.

Tel était au physique l’homme que dona Maria de Leon venait visiter ; nous verrons bientôt ce qu’il était au moral.

Le couvert était mis dans le toldo, nous nous servons de cette expression le couvert était mis, parce que les chefs Araucans connaissent parfaitement les usages européens, ils possèdent presque tous des plats, des assiettes, des fourchettes en argent massif, dont il ne se servent, il est vrai, que dans les grandes occasions et seulement pour faire étalage de leurs richesses ; pour eux ils poussent la frugalité jusqu’à son extrême limite, et lorsqu’ils sont seuls dans leur intérieur, ils mangent parfaitement avec leurs doigts.

Dona Maria s’assit à table et fit signe à Antinahuel, qui se tenait debout à ses côtés, de lui tenir compagnie et de se placer en face d’elle.

Le repas fut silencieux, les deux convives s’observaient.

Il était évident pour le chef indien que sa sœur, ainsi qu’il l’appelait, qui depuis quelques années semblait l’avoir complètement oublié, ne venait le chercher jusque dans son village que poussée par un intérêt puissant ; mais quel pouvait être cet intérêt, assez fort pour obliger une femme délicate, habituée au luxe et aux raffinements du confortable, à entreprendre un voyage long et périlleux pour venir causer avec un Indien dans une misérable tolderia perdue au milieu du désert ?

De son côté la jeune femme était en proie à une vive anxiété, elle cherchait à deviner si, malgré la négligence qu’elle avait apportée dans ses relations avec le chef, elle avait conservé le pouvoir sans bornes et sans contrôle que jadis elle avait exercé sur cette nature indienne, que la civilisation avait plutôt assouplie que domptée dans ses premières années ; elle craignait que le long oubli où elle l’avait laissé ne lui eût fait perdre de son prestige à ses yeux, et qu’à la vive amitié d’autrefois la froideur et l’indifférence n’eussent succédé.

Lorsque le repas fut terminé, un péon apporta le maté[1], cette infusion d’herbe du Paraguay qui tient lieu de thé aux Chiliens, et dont ils font leurs délices.

Deux coupes ciselés, posées sur un plateau en filigrane, furent présentées à dona Maria et au chef : ils allumèrent leurs pajillos de maïs et fumèrent tout en aspirant leur maté avec une espèce de recueillement.

  1. Les Chiliens ont emprunté le maté aux Araucans, qui en sont très friands, et ont un talent particulier pour le faire. Voici comment il se prépare : On met dans une coupe une cuillerée à café d’herbe du Paraguay, à laquelle on ajoute un morceau de sucre, qu’on laisse sur le feu jusqu’à ce qu’il soit un peu brûlé, on exprime quelques gouttes de jus de citron, on jette ensuite de la cannelle et un clou de girofle, on remplit après cela la coupe d’eau bouillante, et on y introduit un tube d’argent de la grosseur d’une plume, percé de petits trous à sa partie inférieure ; au moyen de ce procédé, on aspire le maté, au risque, bien entendu, de s’échauder horriblement la bouche, ce qui ne manque pas d’arriver aux étrangers, les deux ou trois premières fois qu’ils en prennent, à la grande joie des habitants du pays. Le maté est tellement passé dans les mœurs chiliennes, qu’il est dans cette contrée ce qu’est le café en Orient, c’est-à-dire qu’on en prend non seulement après chaque repas, ainsi que nous l’avons dit, mais encore à chaque visiteur qui arrive dans la maison, ou plus exactement toute la journée. Dans les cérémonies d’étiquette, un seul tube sert pour toutes les personnes réunies.