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Le chien se coucha entre eux.

Ce personnage, si impatiemment attendu par le comte, formait avec lui un étrange contraste.

De même que M. de Prébois-Crancé résumait en lui toutes les qualités qui distinguent physiquement la noblesse de race, de même l’autre réunissait toutes les forces vives et énergiques des véritables enfants du peuple.

C’était un homme de vingt-six ans environ, de haute taille, maigre et parfaitement proportionné ; son visage bruni par le soleil, aux traits accentués, éclairé par des yeux bleus pétillants d’intelligence, par une expression de bravoure, de douceur et de loyauté des plus sympathiques.

Il était revêtu de l’élégant costume de maréchal-des-logis-chef des spahis ; la croix de la Légion d’honneur brillait sur sa poitrine.

Le tête appuyée sur la main droite, le front pensif, l’œil rêveur, il considérait attentivement son ami, tout en lissant de sa main gauche les poils longs et soyeux de sa moustache blonde.

Le comte, fatigué de ce regard, qui semblait, vouloir sonder les replis les plus cachés de son cœur, rompit brusquement le silence :

— Tu as été bien long à te rendre à mon invitation, dit-il.

— Voici deux fois que tu m’adresses ce reproche, Louis ! répondit le sous-officier en sortant un papier de sa poitrine, tu oublies les termes du billet que ton groom m’a remis hier au quartier.

Et il se prépara à lire.

— Inutile, fit le comte en souriant tristement, je reconnais que j’ai tort.

— Voyons, reprit gaiement le spahi, quelle est cette affaire si grave pour laquelle tu as besoin de moi ? explique-toi ; est-ce une femme à enlever ? Est-ce un duel ? parle.

— Rien de ce que tu pourrais supposer, interrompit le comte avec amertume, ainsi évite-toi des recherches inutiles.

— Qu’est-ce donc, alors ?

— Je vais me brûler la cervelle.

Le jeune homme prononça cette phrase d’un accent si ferme et si résolu que le soldat tressaillit malgré lui, en fixant un regard inquiet sur son interlocuteur.

— Tu me crois fou, n’est-ce pas ? continua le comte qui devina la pensée de son ami. Non ! je ne suis pas fou, Valentin : seulement je suis au fond d’un abîme dont je ne puis sortir que par la mort ou l’infamie. Je préfère la mort !

Le soldat ne répondit pas. D’un geste énergique, il repoussa son fauteuil et commença à marcher à grands pas dans le cabinet.

Le comte avait laissé tomber sa tête sur sa poitrine avec accablement.

Il y eut un long silence.

Au dehors l’orage redoublait de furie.

Enfin Valentin se rassit.

— Une raison bien forte a dû t’obliger à prendre une telle détermination, dit-il froidement ; je ne chercherai pas à la combattre, pourtant j’exige de ton amitié que tu me rapportes dans tous leurs détails les faits qui t’ont conduit à la prendre. Je suis ton frère de lait, Louis, nous avons grandi ensemble.