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sant à l’émigrant : Tu veux que ta fille vive, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit le père.

— Bien, fit-il, je te vendrai sa vie. »

L’Américain frémit à cette proposition.

« À quelle condition ? demanda-t-il.

— Écoute, et pesant sur chaque syllabe en dardant sur lui un regard qui le fit tressaillir jusque dans la moelle des os, mes conditions, les voici : je suis maître de votre vie à tous, elle m’appartient, je puis à mon gré la prolonger ou l’abréger sans qu’il vous soit possible de vous y opposer ; cependant, je ne sais pourquoi, ajouta-t-il avec un sourire sardonique, je me sens aujourd’hui en veine de clémence : ta fille vivra. Seulement, souviens-toi de ceci : quel que soit le tourment que je t’inflige, la torture que tu subisses, au premier cri que tu pousseras, ta fille sera égorgée ; c’est à toi de garder le silence si tu tiens à la sauver.

— J’accepte, répondit-il. Que m’importent les plus atroces tortures, pourvu que mon enfant vive ! »

Un rire sinistre plissa les lèvres du chef.

« C’est bien, fit-il.

— Un mot encore, reprit l’émigrant.

— Parle.

— Accorde-moi une grâce. Laisse-moi donner un dernier baiser à cette pauvre créature.

— Portez-lui son enfant, » commanda le chef.

Un Indien présenta la petite fille au malheureux.

L’innocente créature, comme si elle comprenait ce qui se passait, jeta ses bras autour du cou de son père en éclatant en sanglots.

Celui-ci, étroitement attaché, ne pouvait que lui prodiguer des baisers, dans lesquels passait son âme tout entière.

Ce spectacle avait quelque chose de hideux, on aurait dit un épisode du sabbat.

Ces cinq hommes attachés nus à des arbres, ces enfants se tordant, en poussant des cris déchirants, sur des charbons ardents, et ces Indiens impassibles, éclairés d’une manière sinistre par les reflets rougeâtres des flammes du brasier, complétaient le plus épouvantable tableau que jamais l’imagination la plus folie d’un peintre ait pu inventer.

« Assez ! dit Natah-Otann.

— Un dernier don, un dernier souvenir. »

Le chef haussa les épaules.

« À quoi bon ? fit-il.

— À me rendre moins cruelle la mort que tu me réserves.

— Finissons-en ; que veux-tu encore ?

— Suspends au cou de ma fille cette boucle d’oreille attachée avec une mèche de mes cheveux.

— Est-ce bien tout ?

— C’est tout.

— Soit. »

Le chef s’approcha, ôta de l’oreille droite de l’émigrant l’anneau d’or qui la traversait, coupa avec son couteau à scalper une mèche de ses cheveux, et, se tournant vers lui avec un rire sardonique :

« Écoute bien, lui dit-il ; tes compagnons et toi vous allez être écorchés vifs ; c’est avec un lambeau de ta peau que je ferai le sac et la lanière qui serviront à suspendre tes cheveux et ta boucle d’oreille au cou de ta fille ; tu vois que je suis généreux, je t’accorde plus que tu ne m’as demandé ; seulement rappelle-toi nos conditions. »

L’émigrant lui lança un regard de mépris.

« Tiens tes promesses comme je saurai tenir les miennes, bourreau, lui dit-il d’une voix ferme : commence la torture, si cruelle qu’elle soit, tu verras mourir un homme ! »

Les choses s’exécutèrent comme cela avait été convenu.

L’émigrant et ses domestiques furent écorchés vifs devant les deux pauvres enfants qui rôtissaient à leurs pieds.

L’émigrant supporta le supplice avec un courage devant lequel le chef s’inclina avec admiration. Pas un cri, pas une plainte, pas un soupir ne sortirent de sa poitrine saignante : il fut de granit.

Lorsque toute la peau lui fut enlevée, Natah-Otann s’approcha de lui : le malheureux n’était pas mort.

« Tu es un homme, lui dit-il, meurs satisfait, je tiendrai la promesse que je t’ai faite. »

Et ému sans doute par un sentiment de pitié pour tant de constance, il lui brûla la cervelle.

Cet horrible supplice avait duré plus de quatre heures[1].

Les Indiens pillèrent et saccagèrent tout ce que possédaient les Américains ; ce qu’ils ne purent emporter, ils le brûlèrent.

Natah-Otann tint strictement le serment qu’il avait fait à sa victime.

Comme il le lui avait dit, avec un lambeau de sa peau, tannée tint bien que mal, il confectionna lui-même un sachet dans lequel il plaça la mèche de cheveux et la boucle d’oreille, puis il suspendit le tout au cou de l’enfant par une lanière faite aussi avec la peau de son père.

Pendant le chemin pour retourner au village, Natah-Otann s’occupa seul de la pauvre petite créature, à laquelle il prodigua constamment les soins les plus assidus.

En arrivant à la tribu, le chef déclara devant tous qu’il adoptait cette enfant, et lui donna le nom de Fleur-de-Liane.

À l’époque où commence ce récit, Fleur-de-Liane avait quatorze ans ; c’était une délicieuse créature, douce et naïve, belle comme la Vierge des dernières amours, dont les grands yeux bleus à fleur de tête, bordés de longs cils bruns, réfléchissaient l’azur du ciel, et qui parcourait, folle et insoucieuse, à la suite de sa tribu, les sentes inexplorées des forêts de la prairie, rêvant parfois sous les voûtes ombreuses des arbres centenaires, vivant comme vivent les oiseaux, oubliant le passé qui, pour elle, était hier, ne se souciant pas de l’avenir qui n’exis-

  1. Pour que l’on ne nous accuse pas de faire de l’horrible à froid, nous déclarons ici que cette scène est rigoureusement historique.
    (L’auteur.)