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LVIII.

Mille baisers perdus, mille & mille faveurs,
Sont autant de bourreaux de ma triste pensee.
Rien ne la rend malade & ne l’offensee
Que le succre, le rys, le miel, & les douceurs :

Mon cœur est donc contraire à tous les autres cœurs,
Mon penser est bizarre, & mon amne insensee
Qui ait presente encor’ une choze passee,
Crevant de desespoir le fiel de mes douleurs.

Rien n’est le destructeur de ma pauvre esperance
Que le passé present : ó dure souvenance
Qui me fait de moy mesme ennemy devenir !

Vivez, amans heureux, d’une douce memoire,
Faites ma douce mort, que tost je puisse boire
En l’oubly dont j’ay soif, & non du souvenir.


LIX.

Pour faire les tesmoins de ma perte les bois
Et les lieux esgarez, pour contraindre les pleines
Et les rocz endurcis & les claires fontaines
A donner les accentz d’une seconde voix,

Pour faire les eschos respondre par sept fois
A ses cris esclatans qui sortent de mes gennes,
En redoublant mes cris je redouble mes peines,
Je ralume le mal qu’amorty je pensoys.

Mon malheur n’est pas tel que je le puisse feindre,
Il se monstre soy mesme, & il sçait bien se pleindre
Quand je le veux cacher soubz la clef d’un bon cœur.

J’appelle lascheté trop longue patience :
Vrayment taire son mal est signe de constance,
Mais c’est la marque aussi d’une foible douleur.