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voir me rendre ce témoignage que jamais peut-être une foi plus vive dans les institutions nouvelles ne s’est rencontrée avec une plus sincère déférence pour l’antique loyauté.

C’est pourquoi. Monseigneur, du fond d’une solitude que les ambitions politiques n’ont en aucun temps visitée, je me permets d’adresser à V. A. R. un exposé succinct de la situation présente des choses, ainsi du moins qu’elle m’apparaît et sous toutes réserves. De plus habiles s’y sont trompés, s’y trompent encore incessamment ; je ne réponds que de mon absolue bonne foi. Ce n’est point assez pour voir loin mais cela suffit peut-être dans ce cas particulier surtout, pour voir juste.

Depuis l’époque où, tout enfant encore, vous avez quitté la France, de très sensibles modifications se sont opérées dans nos mœurs. Dix-sept années d’un règne dont l’influence désastreuse eût fini, si elle se fût prolongée, par altérer le caractère national, ont pesé sur nos destinées. Un vieillard, aux yeux duquel les sentimens et les principes étaient des obstacles incommodes qu’une saine politique devait écarter ou détruire, avait réussi à force de ténacité, en y employant, outre son habileté propre, le concert des plus rares talens, détourner l’esprit français de ses voies naturelles. Il l’avait poussé dans les spéculations et l’absorbait de jour en jour davantage dans les calculs de l’intérêt privé, dans les jouissances énervantes des biens matériels. Arrivée avec Louis-Philippe au pouvoir et devenue prépondérante dans le gouvernement des affaires, la bourgeoisie n’était que trop préparée d’ailleurs à subir et à exercer cette action corruptrice. De l’indifférence en matière de religion par laquelle elle avait échappé au joug du droit divin, elle en vint bien vite à l’indifférence en matière de politique qui devait si promptement la soustraire à l’empire du droit humain. Aussi les doctrines en vertu desquelles le Tiers-Etat avait fait deux révolutions furent-elles promptement oubliées. Le mot même de droit tomba bientôt en discrédit ; le fait accompli devint le seul critérium auquel les consciences émoussées surent reconnaître le vrai du faux, le bien du mal, le juste de l’injuste, la légitimité de l’usurpation. Et cela n’a rien qui doive surprendre, car ce fait accompli donnait gain de cause à la classe moyenne. C’était la satisfaction de tous ses besoins et de