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DE LA RÉVOLUTION DE 1848.

Ce fut là, à vrai dire, la véritable force, la force morale, qui fît le succès de la répression[1]. Les républicains les plus convaincus, des hommes qui, pendant toute, leur vie, avaient combattu pour le progrès des idées démocratiques, les Guinard, les Bixio, les Dornès, les Clément Thomas, les Edmond Adam, les Charras, les Charbonnel, les Arago, persuadés, cette fois, que le peuple, en s’insurgeant contre la représentation nationale, engloutirait, avec la loi et le droit, la République et peut-être l’État dans son calamiteux triomphe, se portèrent, le cœur navré, mais l’âme ferme, à la rencontre de cet étrange ennemi dont l’affranchissement était, depuis plus de vingt années, le but de leurs efforts. La conscience de ces hommes de bien commanda à leur pitié et fit taire jusqu’à la voix de leurs entrailles. Ils puisèrent dans la notion du droit un courage supérieur encore à la bravoure militaire, un dévouement égal aux dévouements les plus célébrés dans les cités antiques.

Quand le colonel Guinard parut devant le général Cavaignac pour prendre ses derniers ordres, quelques mots furent échangés entre eux, qui peindront mieux que tout ce que je pourrais dire l’angoisse d’une telle situation. Ils se connaissaient depuis leur enfance ; leur intimité était parfaite. Tous deux pâles et le visage contracté, tous deux se parlant d’une voix brusque cachaient avec peine leur émotion. « Qu’allons-nous faire ? dit Guinard, que nous ordonnes-tu ? Qu’exiges-tu de nous ? Le sais-tu bien toi-même ? Nous allons tirer sur le peuple, avec qui nous avons combattu toujours ! Peux-tu me jurer, du moins, me jurer devant Dieu, par la mémoire de ton père et de ton frère, que nous

  1. Un fait qu’on n’a pas assez remarqué et dont l’influence morale fut très-grande sur la population, c’est que les jeunes gens des écoles, qui, en 1830 et en 1848, s’étaient battus dans les rangs du peuple, se prononcèrent cette fois et avec une ardeur extrême pour la répression. La vue de leurs uniformes dans les rangs de la garde nationale produisit beaucoup d’effet sur le peuple qui ne tirait pas sur eux.