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HISTOIRE

il prête l’oreille, il entend au loin des clameurs… Voulant cependant faire bonne contenance et rappeler à lui l’attention, M. Wolowski enfle sa voix, multiplie ses gestes : « Non, la Pologne n’était pas morte ! s’écrie-t-il avec force… elle sommeillait seulement… » Au même instant, et comme pour lui répondre, un cri retentissant de : « Vive la Pologne ! » s’élève dans l’air. L’orateur se tait ; chacun garde le silence ; tous les yeux se portent vers le questeur Degousée qui entre précipitamment et s’élance à la tribune : « L’enceinte de l’Assemblée, dit-il d’une voix entrecoupée par l’émotion, va être envahie ; l’émeute est aux portes. Le commandant en chef de la garde nationale, contrairement aux ordres des questeurs, a fait mettre à la garde mobile la baïonnette dans le fourreau. » Une stupeur profonde accueille cette nouvelle, mais on n’a pas le temps d’en demander l’explication. À la rumeur confuse de la masse populaire répandue dans les cours, succède le bruit distinct des pas et des voix dans les escaliers, dans les corridors ; les portes des tribunes hautes s’ouvrent avec fracas ; on voit apparaître les bannières du peuple. « En place ! » crient les huissiers. Par un mouvement spontané, les représentants qui s’étaient levés se rasseoient ; ils restent silencieux, immobiles ; leur attitude est pleine de dignité.

Les premiers dans la masse populaire qui, du haut des tribunes envahies, voient ce spectacle nouveau pour eux, sont saisis d’étonnement et comme intimidés ; ils baissent la voix, se rangent avec précaution dans les tribunes, en s’excusant auprès des personnes qui les occupent[1] ; ils

  1. Lord Normanby, qui assistait à la séance, fut très-frappé de cette singulière courtoisie des insurgés. L’un d’eux, averti que la baïonnette dont il était armé effrayait les dames, la mit aussitôt sous une banquette. Un autre demandait avec beaucoup de politesse qu’on voulût bien lui montrer MM. de Lamartine, Louis Blanc, etc. ; un autre encore, ayant lu sur le siége d’un représentant le nom de Georges la Fayette : — « C’est donc vous, monsieur, dit-il, qui êtes le fils du général la Fayette ? » Et sur la réponse affirmative du représentant : — « Ah ! monsieur, quel dommage que votre pauvre papa soit mort ! Comme il serait content, s’il était ici ! »