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HISTOIRE

pas cru, répétait-il à son entourage, qu’un poëte fût capable d’autant de sagesse. Puisqu’il en était ainsi, et si la France demeurait fidèle au programme de M. de Lamartine, la Russie ne prendrait pas l’offensive et resterait chez elle. » Mais ce calme, cette satisfaction relative furent de courte durée et l’empereur retomba dans un état violent. Il se parlait haut à lui-même, comme un homme qui n’est plus maître de ses pensées ; plusieurs fois on le rencontra très-avant dans la nuit, seul, à pied, se dirigeant vers la demeure de son ministre de la guerre. Le récit des événements de Vienne et de Berlin, dont le bruit prématuré avait fait place à une certitude accablante, causait en lui cette perturbation nouvelle[1]. Toute dissimulation, toute réserve lui devenaient impossibles. Aucune expression ne lui semblait trop méprisante quand il parlait du roi de Prusse, des archiducs, du prince de Metternich, de tous ces gens sans tête et sans cœur qui déshonoraient, disait-il, les races royales. D’autres fois, en des entretiens intimes avec le duc de Leuchtenberg, qu’absorbait le souci de ses pertes pécuniaires sur les valeurs industrielles françaises, le souverain de toutes les Russies peignait, dans un langage d’une éloquence amère, la ruine des espérances grandioses qu’il avait conçues pour lui-même et pour sa nation. « Nous voici, disait-il alors avec amertume, nous voici, moi et mon peuple, par la faute de ces misérables, refoulés vers l’Asie. La France triomphe en Occident ; l’Europe nous repousse. Avant même que d’avoir pu combattre, les Slaves sont vaincus par la Révolution française ! »

Ce qui venait de se passer à Vienne méritait bien le mépris et l’indignation du czar. Quelques écrivains libéraux,

  1. L’arrivée de la grande-duchesse Hélène à Pétersbourg avait achevé de troubler l’empereur. Cette princesse, qui fuyait l’Italie insurgée, s’était arrêtée à Vienne, où elle avait trouvé le prince de Metternich très-peu ému. « Les événements sont graves sans doute, lui disait le vieux ministre ; mais, ici, du moins, nous sommes à l’abri. Jamais la révolution ne viendra jusqu’à Vienne. »