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HISTOIRE

un pays continental et brave comme la France ; si, sans attenter ouvertement à la volonté de la nation, elle corrompt cette volonté et achète, sous le nom d’influence, une dictature d’autant plus dangereuse qu’elle aura été achetée sous le manteau de la constitution ;… si elle parvient à faire d’une nation de citoyens une vile meute de trafiquants, n’ayant conquis leur liberté au prix du sang de leurs pères que pour la revendre aux enchères des plus sordides faveurs ; si elle fait rougir la France de ses vices officiels et si elle nous laisse descendre, comme nous le voyons en ce moment même dans un procès déplorable, si elle nous laisse descendre jusqu’aux tragédies de la corruption ;… si elle laisse affliger, humilier la nation et la postérité par l’improbité des pouvoirs publics ; elle tombera cette royauté, soyez-en sûrs, elle tombera non dans son sang, comme celle de 89, mais elle tombera dans son piége ! Et après avoir eu les révolutions de la liberté et les contre-révolutions de la gloire, vous aurez la révolution de la conscience publique et la révolution du mépris ! »

C’est ainsi que M. de Lamartine, par une merveilleuse faculté d’assimilation, se pénétrait successivement des éléments variables de l’opinion publique, rendait sensible sous la forme la plus noble et personnifiait en quelque sorte l’attente universelle[1] Sa voix puissante et douce tout ensemble familiarisait les esprits avec le mot terrible de

  1. À mesure que se dérouleront les événements qui ont porté M. de Lamartine au faîte du pouvoir pour l’en précipiter presque aussitôt, j’aurai à compléter, par de nouveaux traits, cette esquisse. J’aurai à juger comme homme d’action, comme homme d’État, celui qui n’est encore ici qu’un poëte politique. Me conformant à la méthode d’un illustre historien, je ne craindrai pas plus que M. Michelet de sembler me contredire en datant, comme il le dit si bien, mes justices, en louant provisoirement des hommes qu’il faudra blâmer plus tard. Les révolutions font apparaître, dans leurs plus brusques contrastes, les contradictions de la nature humaine ; et, s’il veut être impartial, l’historien d’une révolution doit plus constamment que tout autre, dans l’appréciation qu’il fait des individus, avoir présent à la pensée le mot de Pascal : « Si on l’élève, je l’abaisse. Si on l’abaisse, je l’élève… »