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HISTOIRE

de son esprit que ne gouverne pas toujours une conviction personnellement acquise. Fixité du soldat et du citoyen dans la volonté de servir la République ; indécision de l’homme politique dans l’idée même qu’il doit se former de l’institution républicaine, telle est l’origine principale des contradictions dont la carrière du général Cavaignac nous offrira plus d’un exemple et des accusations opposées auxquelles nous le verrons si souvent en butte. Ce point d’honneur de famille qui l’engage à suivre opiniâtrement la tradition révolutionnaire est, d’ailleurs, en lutte constante avec son caractère formé pour la grandeur, mais où dominent la superstition de l’autorité absolue et le respect aveugle du commandement[1]. Dans l’histoire de nos révolutions, on compterait peu d’hommes aussi visiblement combattus qu’il le fut à tous les moments graves de sa vie politique par ce qu’on pourrait appeler sa conscience traditionnelle et sa conscience individuelle ; peut-être n’y en eut-il jamais aucun à qui le sort imposa un rôle aussi peu conforme à sa nature.

Le général Cavaignac était à peine arrivé à Alger, que les hésitations de son esprit parurent en deux circonstances assez importantes et compromirent singulièrement son autorité. Par une inspiration regrettable où se trahit déjà cette

  1. On raconte de la première enfance d’Eugène Cavaignac un trait où paraît, dans sa naïveté, cette croyance innée chez lui à la toute-puissance du commandement militaire. Cette anecdote, bien que puérile, me semble assez caractéristique pour que je la rapporte ici. Un des oncles d’Eugène Cavaignac lui avait donné pour le jour de sa fête (il comptait alors cinq ou six ans) un petit sabre de dragon. L’enfant, tout fier et tout ravi, se mit à courir par le jardin en brandissant contre tout ce qu’il rencontrait sur son chemin une arme qu’il supposait fort redoutable. Oiseaux, papillons, insectes, arbustes, il menaçait tout, il poursuivait tout ; enfin, arrivé à l’extrémité du jardin, au bord d’un bassin d’où s’échappait une eau courante, il prit gravement à tâche d’arrêter le cours de l’eau en le tranchant du fil de son sabre. On le trouva au bout d’un quart d’heure encore très-appliqué à son entreprise et s’écriant avec une énergie de commandement que l’insuccès n’avait pas découragée : « Eau, je te défends de couler ! Eau, je te défends de couler !… »