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HISTOIRE

L’aspect du quai est triste. De longues traînées de sang, des débris d’équipement, des cadavres de chevaux gisant par terre, des brancards sur lesquels on emporte des morts et des blessés, tout atteste de récents combats. La foule aussi devient plus serrée et plus houleuse à mesure qu’on approche de la place de Grève. Une jeune femme, étrangement affublée du casque et des buffleteries d’un garde municipal, sort d’un groupe et vient embrasser le capitaine Dunoyer en criant : « Vive la République ! » Elle veut aussi donner l’accolade à M. de Lamartine ; mais celui-ci, lui montrant du geste les blessés qui passent, l’engage par quelques paroles sévères à quitter les combattants pour les victimes.

Quand le cortége déboucha à l’angle du quai, la place de Grève présentait un spectacle indéfinissable. Jonchée de cadavres de chevaux, de tronçons d’armes, d’équipements ensanglantés ; hérissée de piques et de baïonnettes, parmi lesquelles flottaient les étendards de l’insurrection victorieuse, elle semblait, sous la brume d’un jour pluvieux qui noyait dans le vague toutes les formes et tous les contours, s’étendre indéfiniment pour embrasser dans son sein les flots toujours croissants du peuple. Quatre pièces de canon abandonnées par la troupe gardaient, chargées à mitraille, l’entrée de la Maison commune, au-dessous de la figure en bronze du roi Henri. L’atmosphère était imprégnée d’une excitante odeur de poudre. Au-dessus du bruissement confus de la multitude, on entendait le glas monotone et solennel du bourdon dans les tours de Notre-Dame. À toutes les croisées, à tous les balcons, sur le rebord des toits, des combattants, agitant des drapeaux, haranguaient le peuple et lui jetaient des noms qui se perdaient dans l’espace. Un seul cri vibrant et passionné sortait distinct de tous ces cœurs émus, de toutes ces bouches frémissantes, pour s’élever vers le ciel : la République !

Quand la foule, exaltée, enivrée, toute palpitante encore de son triomphe, aperçut tout à coup, se dirigeant vers