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HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848.

néfastes de la première Révolution lui revenaient en mémoire ; il était las, brisé par la lutte ; mais il n’en conservait pas moins cette parfaite liberté d’esprit, cet à-propos du geste et de la parole qui étonne et subjugue toujours les multitudes. Un mot heureux dans sa simplicité vint distraire les préoccupations du trajet. Ce mot, accueilli avec enthousiasme et répété de bouche en bouche, fut le signal et comme l’inauguration d’une popularité prodigieuse qui, bientôt consacrée par une élection de quinze cent mille suffrages, fit du court passage d’un poëte au pouvoir quelque chose d’inouï, d’inexprimable, une espèce de dictature idéale plus semblable au rêve qu’a la réalité, et qui tient du roman plus que de l’histoire.

Comme on touchait à la caserne du quai d’Orsay, où le régiment de dragons rentrait à peine, quelques soldats, entendant les cris de Vive le gouvernement provisoire ! appellent aux armes. M. de Lamartine redoute une collision ; il frémit en pensant à la catastrophe du boulevard des Capucines et, s’approchant de la grille fermée derrière laquelle la troupe regarde avec défiance, il se plaint à haute voix d’une soif extrême, et demande à boire aux dragons. L’un d’eux court chercher une bouteille ; le vin est versé ; M. de Lamartine prend le verre ; mais, avant de le porter à ses lèvres, il l’élève de sa main droite, et, promenant un regard calme et doux sur la foule agitée « Mes amis, dit-il, voici le banquet. » C’était rappeler et célébrer en deux mots l’origine et la fin de la lutte, le droit contesté et reconquis la liberté vengée. Un cri passionné de Vive Lamartine ! répond à ce toast. Soldats et peuple fraternisent ; le danger est conjuré. On se remet en marche.

La colonne traverse la Seine par le pont Neuf et arrive au quai de la Mégisserie, où des barricades élevées de vingt pas en vingt pas obstruent le passage. M. Crémieux, qu’on avait fait monter en voiture, met pied à terre, ainsi que M. Dupont (de l’Eure), qu’on est obligé de soulever à chaque instant pour l’aider à franchir les pavés amoncelés.