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HISTOIRE

législatif, M. Dumoulin fait ranger ses hommes près des voitures de la cour, qui attendent madame la duchesse d’Orléans ; il échange quelques paroles avec le général Gourgaud et pénètre seul dans l’enceinte. M. de Girardin y est déjà, et, bien qu’il ne soit plus députe, il est allé reprendre son ancienne place auprès de M. de Lamartine.

À partir de ce moment jusqu’à une heure avancée de la nuit, le château de Tuileries est abandonné à la multitude. Elle se répand à flots depuis les caves jusque dans les combles. Éblouie à l’aspect de ces splendeurs, curieuse, étonnée, étourdie de son propre bruit, excitée par sa propre licence, ivre de joie d’abord, de vin ensuite, elle s’y livre à tous les excès, à tous les caprices d’une imagination en délire. Ce château, d’où l’étiquette rigide d’une reine dévote et un veuvage sévère avaient, en ces dernières années, banni toute joie, devient le théâtre d’une immense orgie, d’une saturnale indescriptible.

Pendant que les uns, pour assouvir de sauvages colères, se ruent sur les objets inanimés, brisent les glaces, les lustres, les vases de Sèvres, mettent en pièces les tentures, déchirent, foulent aux pieds, brûlent, au risque d’allumer un effroyable incendie, livres, papiers, lettres et dessins[1].

  1. Une certaine méthode préside, pendant les premières heures, à cette dévastation. Dans la salle des maréchaux, le portrait du maréchal Bugeaud est percé de coups de baïonnette et mis en lambeaux ; celui du maréchal Soult est fusillé ; Les noms effacés sont remplacés par ces mots : Traîtres à la patrie. Dans les appartements de madame Adélaïde, une toile représentant Louis-Philippe saignant le courrier Varner est lacérée. Le buste en bronze du roi, dans le salon dit de famille est jeté par les fenêtres, mutilé, et enfin fondu dans un énorme brasier. Les portraits du prince de Joinville, au contraire, sont partout respectés. Dans le cabinet où le roi avait signé son abdication, le portrait du duc de Nemours est très-maltraité ; ni le portrait de la reine, ni celui de madame Adélaïde ne sont touchés. Les tapisseries de la reine, ses laines et ses soies à broder, lui ont été restituées intactes, ainsi que le prie-Dieu où elle avait enfermé les linceuls de la princesse Marie et du duc d’Orléans. On se découvrit en entrant dans l’oratoire de Marie-Amélie. Un élève de l’École polytechnique, saisissant le crucifix « Voici notre maître à tous ! » s’écria-t-il ; et, suivi d’un grand nombre d’insur-