Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/216

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
200
HISTOIRE

consterné. Bientôt les plus courageux d’entre les hommes du peuple, revenus de la première stupeur, pensent à secourir les blessés. Aidés par les soldats et par des gardes nationaux que le bruit de la décharge a fait accourir, ils relèvent et portent dans leurs bras, jusqu’aux maisons voisines et dans les pharmacies restées ouvertes, les victimes qui respirent encore. Il n’y en a pas moins de trente-deux[1]. Vingt-trois, dont un soldat, ont déjà rendu le dernier soupir.

Le lieutenant-colonel, au désespoir, sentant peser sur sa tête une lourde responsabilité et prévoyant les suites d’un pareil événement, se hâte d’envoyer l’un de ses officiers, M. Baillet, au café Tortoni, afin d’y expliquer, en la pré-

  1. Cinquante-deux, dit M. Élias Regnault. Trente-cinq morts, quarante-sept blessés, dit M. Garnier-Pagès. De nombreuses versions ont circulé sur cette catastrophe mystérieuse. Aucune n’a acquis un degré suffisant d’authenticité pour que l’historien se prononce. Selon l’explication de l’officier envoyé par le lieutenant-colonel au café Tortoni, le commandant aurait donné l’ordre de croiser la baïonnette pour repousser l’agression populaire. Dans la précipitation du mouvement, un fusil armé serait parti, et les soldats, prenant ce coup isolé pour le signal habituel du feu de file, auraient fait feu. Selon d’autres officiers, un coup de pistolet tiré par les insurgés aurait fracassé le genou du cheval du commandant, et la troupe, se voyant attaquée, aurait usé du droit de légitime défense. Le fait positif, c’est qu’un soldat, du nom de Henri, fut tué par un coup de feu parti on ne sait d’où, et que ce coup de feu fut immédiatement suivi de la décharge. Il est encore une autre version, pendant quelque temps très-accréditée, entre autres par M. de Lamartine, dans son récit fantastique. C’est celle qui accuse H. Charles Lagrange d’avoir traîtreusement provoqué la troupe en tirant à bout portant un coup de pistolet sur un soldat. Le silence qu’opposa M. Lagrange à cette accusation et cette circonstance que, deux jours après, il fut saisi, à l’Hôtel de Ville, d’un accès de fièvre chaude, parurent à beaucoup de personnes une présomption très-forte contre lui. Mais le caractère de M. Lagrange, aussi bien que le témoignage de personnes dignes de foi, repousse ces allégations. Tout porte, d’ailleurs, à croire qu’il y eut, dans la catastrophe du boulevard des Capucines, plus de hasard que de préméditation. Un certain nombre de républicains avaient bien, à la vérité, le dessein de recommencer la lutte et de saisir le premier prétexte de réengager le combat, mais, quant au lieu et au moment, ils n’avaient et ne pouvaient avoir aucune détermination précise.