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HISTOIRE

pandu sur un vaste espace, doit il connait les positions avantageuses et les détours, le peuple tantôt se disperse, tantôt se concentre, harcelant, déconcertant la troupe, surprenant les postes isolés[1]. Chose étrange, à peine a-t-on cessé le feu sur un point que soldats et ouvriers échangent des paroles amicales. Dans le quartier des halles, les femmes offrent des vivres aux soldats, les embrassent en les suppliant d’épargner leurs frères, de ne pas tirer sur leurs maris, sur leurs enfants. On continue les barricades joyeusement, d’un air mutin, à vingt pas de la troupe. — « Vous ne tirerez pas sans nous avertir, » disaient les gamins. — « Soyez tranquilles, nous n’avons pas d’ordre, » répondaient les soldats. À toute minute, un bon mot, un lazzi, forcent à sourire les officiers eux-mêmes, surpris de tant d’audace, et qui souhaitent de tout leur cœur qu’une solution pacifique les dispense au plus tôt de cette guerre civile. Non, certes, que ces hommes si braves se préoccupent des dangers qu’ils vont courir ; mais ce ministère qu’on les force à défendre, ils ne l’aiment ni ne l’estiment. Le système de la paix à tout prix et la vénalité politique répugnent à leur honneur ; dans le fond de leur conscience, ils inclinent à donner raison au peuple, et, loin de ressentir contre lui de l’animosité et de la colère, ils éprouvent une sympathie très-vive pour sa résolution, sa verve, la simplicité de son courage. La défaite de Juillet aussi leur revient en mémoire, et la pluie qui tombe sans relâche, fouettée par un vent aigre, abat encore le peu d’ardeur de leur esprit troublé[2].

  1. L’action ne s’engageait sérieusement nulle part, mais on combattait partout. Dès sept heures du matin, les postes des rues Geoffroy-Langevin et Sainte-Croix de la Bretonnerie furent surpris et désarmés.
  2. Les journaux radicaux du matin, pressentant cette disposition de la troupe de ligne, avaient eu grand soin de ne la pas froisser. Ils réclamaient contre le retard apporté à la convocation de la garde nationale, accusaient la brutalité de la garde municipale, mais ils affectaient de ne point se plaindre des régiments de ligne.