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HISTOIRE

M. Barrot comme un jeu combiné avec la cour, comme une trahison. Chaque soir on voyait se former dans les rues des groupes animés. Au Théâtre-Historique, où l’on jouait le Chevalier de Maison-Rouge, drame de M. Alexandre Dumas, le chœur des Girondins (Mourir pour la patrie), devenu populaire, était redemandé à grands cris. Au théâtre de l’Odéon, fréquenté par les étudiants, retentissaient chaque soir des chants patriotiques ; et le matin, en rapportant les débats scandaleux d’un procès de viol suivi d’assassinat, intenté au frère Léotade, les journaux démocratiques ravivaient dans le peuple le mépris pour le clergé et de tout ce qui pouvait, à un degré quelconque, être suspect d’aristocratie[1]. Chaque heure perdue par l’opposition réformiste était une heure gagnée par la révolution.

Cependant, malgré les dédains vrais ou affectés avec lesquels on parlait au Château du banquet et des banquetistes, comme, en dépit des prévisions, on touchait à une rupture ouverte, peut-être à une lutte armée, tout en plaisantant et en raillant M. Barrot et ses amis, ni la cour, ni le cabinet lie négligeaient les négociations et les entremises. M. Thiers s’y employait de tout son esprit ; mais la difficulté n’était pas petite. Chaque jour rendait une retraite de l’opposition plus malaisée. Les adresses de félicitations, les exhortations à persévérer arrivaient en masse des départements. Les écoles se prononçaient, et l’on commençait à sentir, dans Paris, cette fermentation à laquelle se reconnaît l’approche des grands soulèvements populaires. Le Journal des Débats baissait de ton. Il n’insultait plus et promettait que la question de réforme serait discutée à fond et définitivement résolue dans le cours de la législature actuelle. Il ajoutait,

  1. L’attitude du parti clérical, en cette circonstance, avait été d’une insigne maladresse. Encouragé par la reine, il prenait hautement la défense de l’accusé, s’efforçant d’obscurcir l’évidence des faits. Les religieux de l’ordre apportaient de telles entraves à l’action de la justice par leurs faux témoignages ou leur silence, que le garde des sceaux crut devoir s’en plaindre officiellement à l’archevêque de Toulouse.