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HISTOIRE

l’étendait à l’ensemble de la classe gouvernante. Toute richesse lui semblait mal acquise, toute prérogative injuste, tout pouvoir exercé à son détriment. Excité, comme nous l’avons vu, depuis plusieurs années, par la presse, il faisait des comparaisons de plus en plus menaçantes entre sa misère laborieuse et l’oisiveté insolente des parvenus. Beaucoup moins malheureux matériellement qu’aux époques antérieures, il souffrait cependant davantage, parce qu’il avait plus conscience de l’infériorité de sa position. Une culture encore bien imparfaite, et par cela même fatale à son repos, lui avait fait perdre la soumission stupide de la brute à des nécessités qu’elle ne saurait ni comprendre ni discuter ; la résignation chrétienne, ce sentiment plus noble, parce que du moins il fait appel à la justice divine de l’injustice humaine, était plus qu’ébranlée en lui par les interprétations nouvelles que le socialisme donnait à l’Évangile. Tout cela préparait de longue main le peuple des villes à la révolte, et minait non-seulement l’ordre politique, mais l’ordre social. On ne peut pas dire que le peuple fût précisément républicain. Il voulait moins ou plus que la République. Il était prêt à suivre quiconque ferait appel à son honneur, et lui promettrait une existence plus libre, plus noble, plus conforme à l’égalité et à la fraternité démocratiques. Voilà ce qu’ignoraient les hommes du pays légal. Tout se bornait pour eux à des questions de personnes. Les passions aveugles dont parla bientôt l’adresse régnaient en effet dans leur cœur. Ainsi que dans la poétique composition d’un artiste contemporain[1], c’étaient des morts qui combattaient des morts.

Au point de vue de leur propre conservation, les ministres avaient commis une faute énorme en tolérant les banquets réformistes. S’ils avaient mieux étudié le caractère de la nation, ils auraient compris que rien ne devait lui plaire davantage, ni entrer plus facilement dans ses mœurs ;

  1. La Bataille des Huns, par Kaulbach.