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TRANSFORMISME

que la population tend à s’accroître suivant les termes d’une progression géométrique. D’où fatalement, au bout de peu de générations, rupture de l’équilibre : il y a plus de bouches à nourrir que de vivres disponibles. Pour que l’équilibre se rétablisse, il est nécessaire, ou bien qu’on élimine, de temps en temps, un grand nombre d’individus, ou bien qu’on réduise le nombre des naissances. Appliquant ce que Malthus disait de la seule espèce humaine à tout l’ensemble du monde vivant, Darwin eut comme une soudaine révélation : il entrevit, dans la gigantesque lutte que se livrent entre eux, à tout instant, sur la surface du globe, les êtres vivants, l’explication de l’évolution.

Si les petites variations fortuites qu’entraînent des changements dans le milieu, sont nuisibles, elles sont éliminées ; si au contraire elles sont utiles, elles sont favorisées et transmises à d’autres individus.

Les êtres vivants ont l’air de s’adapter eux-mêmes avec une finalité merveilleuse à de nouvelles conditions d’existence : en réalité, ce sont ces conditions extérieures qui, fatalement, aveuglément, opèrent une sélection. L’adaptation se fait donc pour ainsi dire toute seule, sans direction d’aucune sorte vers un but quelconque. Elle n’est pas active, elle est purement passive.

Darwin attendit plus de vingt ans avant de publier sa grande découverte. The origin of Species parut en 1869. En un mois, 1.250 exemplaires furent enlevés. Une seconde édition suivit au début de 1870, la même année paraissait une traduction allemande. Editions du texte original et versions en diverses langues se succèdent dès lors sans interruption. Au bout de très peu de temps, tout le monde dans le public scientifique fut pour ou contre Darwin.

Les polémiques s’élevèrent tout de suite en Angleterre. Contre Darwin se déclarèrent des hommes de science de grande autorité. Owen, le Duc d’Argyll, Mivart furent parmi les plus ardents. Darwin trouva dans Huxley un défenseur aussi habile que passionné.

En France, le premier accueil fut plutôt hostile. Claude Bernard et Pasteur donnaient le ton : tous deux furent contre Darwin. Avec eux, des hommes de grande valeur, tels que de Quatrefages, Milne-Edwards, J.Barrande, s’opposèrent aussi par la parole et par la plume, aux théories darwiniennes. Ce ne fut que plus tard, grâce aux luttes soutenues par des savants comme Paul Bert, Alfred Giard, Edmond Perrier, que le transformisme envahit les milieux scientifiques français.

En Allemagne aussi, la lutte fut vive : la théorie devait finalement y remporter ses plus éclatants triomphes. La première publication un peu importante en sa faveur, dans le monde scientifique allemand, fut le livre de Fritz Müller : Für Darwin, 1864. En 1866, E. Hæckel publait sa Generelle Morphologie, dans laquelle il organisait, pour ainsi dire, le darwinisme en système et le poussait à des conclusions que son auteur lui-même n’avait pas encore atteintes. Hæckel proclamait notamment la descendance animale de l’homme, sur laquelle Darwin se prononcera seulement en 1871. Wrismann se glorifie d’avoir été le troisième à prendre ouvertement parti pour Darwin dans son discours académique de 1867 : Ueber die Berichtigung der Darwinschen Theorie. Une opposition très forte empêcha bien la pénétration des idées darwiniennes dans plusieurs Universités. Wigand publia une réfutation de la théorie de la sélection, qui n’a rien perdu aujourd’hui de sa valeur ; Virchow, on le sait, traita durement Hæckel et son école. Mais malgré ces protestations faites au nom de la science pure, la nouvelle doctrine s’étendait chaque jour davantage.

Lorsque de loin on réfléchit sur cet état de choses, on est d’autant plus frappé de cette vogue incroyable du darwinisme, que les objections, dont la puissance pousse aujourd’hui la majorité des biologistes à abandonner la théorie de la sélection, furent, dès la première heure, présentées dans toute leur force. Comment n’ont-elles pas réussi plus tôt à entamer le système qu’elles devaient démolir plus tard ?

Il semble vraiment qu’à cette époque on avait comme un bandeau sur les yeux. On ne voulait plus entendre ceux qui se permettaient de parler contre Darwin. Les philosophes, s’ils l’osaient, étaient accusés d’incompétence ; les biologistes de la vieille école, qui refusaient de se rendre, étaient traités comme quantités négligeables.

Dans tout ce mouvement intervenaient, il convient d’y insister, des facteurs d’ordre extra-scientifique. Deux conceptions du monde s’affrontaient : le monisme d’une part, le dualisme chrétien de l’autre. Les passions antireligieuses se firent une arme du darwinisme.

Quelques rares esprits entrevirent bien, dès cette époque, l’alliance possible d’un transformisme modéré avec les croyances catholiques ; mais un trop grand nombre d’apologistes, on doit le reconnaître et le regretter, firent inconsciemment le jeu de leurs adversaires en solidarisant le fixisme, soit avec le dogme, soit avec les thèses de la philosophie traditionnelle.

Comme type de cette fâcheuse méthode, on peut, entre beaucoup d’autres, citer les raisonnements par où M. Lavaud de Lestrade, dans son livre Transformisme et Darwinisme, s’efforçait de prouver par l’Ecriture Sainte la fausseté du transformisme.

Remarquons, écrivait-il, l’insistance avec laquelle Moïse nous montre Dieu créant les êtres vivants, chacun selon son espèce. Cette expression revient jusqu’à neuf fois dans les six versets où il raconte leur création. Evidemment, cette insistance nous montre qu’il ne s’agit pas ici d’une chose insignifiante, mais d’une circonstance importante de la création, sur laquelle l’écrivain sacré voulait appeler l’attention de ses lecteurs. Cette expression ne doit donc pas avoir un sens vague et indécis ; elle ne doit pas non plus avoir un sens détourné, mais elle doit être entendue dans le sens communément reçu (pp. 275-300).

Cette exégèse nous étonne aujourd’hui, et personne ne voudrait plus la prendre à son compte. Nous en ferons toutefois notre profit pour éviter à notre tour de lier au dogme des théories plus ou moins contestables.

Il se trouva d’ailleurs d’assez bonne heure des savants et des philosophes qui, sans abandonner les positions du spiritualisme chrétien, se montrèrent favorables aux doctrines transformistes. Un paléontologiste de grande valeur, Albert Gaudry, se prononçait, dans son bel ouvrage sur les Enchaînements du monde dans les temps géologiques, en faveur de l’évolutionnisme : « J’ai de la peine, écrivait-il, à me représenter l’Auteur du monde comme une force intermittente, qui tour à tour agit et se repose ; un tel mode d’opération est bon pour nous, pauvres humains, que le travail d’un jour épuise ; j’aime mieux me représenter un Dieu qui ne connaît ni nuits ni réveils et développe toute la nature d’une manière continue, de même que sous nos yeux il fait sortir lentement d’une humble graine un arbre magnifique. »