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THOMISME

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[XVII]. L’àme humaine, une par essence, est virtuellement multiple. Non seulement elle exerce, comme forme substantielle du corps, un acte permanent ; mais en outre elle produit à l’occasion, tantôt seule, tantôt en union avec le corps, divers actes accidentels qui ressortissent à autant de puissances distinctes, les unes appréhensives, les autres affectives. Le seul fait que ces puissances ne sont pas toujours en acte, atteste leur distinction d’avec l’àme, leur commun principe, car l’àme ne saurait manquer, fut-ce pour un instant, de son acte connalurel ; et la diversité de leurs opérations atteste leur distinction réciproque. Les puissances d’ordre organique sont subjectées dans le composé ; les puissances d’ordre inorganique, dans l’àme seule.

[XVIII]. La meilleure gloire de l’homme est le bon usage de ses facultés supérieures, intelligence et volonté. Or la portée de ces facultés répond aux conditions de la nature et ne peut la dépasser. Il n’appartient qu’à Dieu de connaître, dans sa très pure essence, tous les êtres réels qui existent en un point quelconque de la durée successive, passé, présent, avenir ; et en outre, tous les êtres possibles qu’il pourrait appeler à l’existence. Il appartient à l’ange de connaître, par un concept propre, l’intelligible indépendant de la matière ; et plus élevé est l’ange dans la hiérarchie des esprits, plus indépendant est son être non seulement de toute concrétion matérielle mais encore de toute essentielle potentialité, plus grande aussi sera la portée de son regard et son aptitude à embrasser dans des concepts plus simples de plus vastes horizons intelligibles. A l’esprit humain, engagé dans les liens de la matière, il appartient de connaître l’intelligible, non pas tel qu’il existe à l’état de pureté, mai » seulement tel qu’il existe engagé dans la matière. Tel est son objet propre connaturel et spécifique. Par des combinaisons ultérieures, il pourra acquérir encore une certaine connaissance de l’intelligible pur, car tout l’être est son objet adéquat. Mais il a dû commencer par un acte à sa mesure, en découvrant l’intelligible dans la matière.

[XIX]. Gomment donc expliquer la rencontre de l’intelligence et de la matière ? Leurs caractères sont précisément opposés. Car intelligible dit aptitude universelle à devenir idéalement toute chose ; la matière dit extension quantitative, concrétion et singularité. Saint Thomasadmet expressément qu’immatérialité et intelligibilité vont de pair ; pour cette raison même, Dieu, occupant le degré suprême d’immatérialité, est suprême intelligible et suprême intelligence.

Entre la matière concrète, comme telle inintelligible, et l’intelligence humaine, les sens établissent un relai. Ouverts sur le monde extérieur, comme des fenêtres de l’àme, ils recueillent l’impression des choses sensibles et la mettent à la portée de l’esprit qui, travaillant sur les données de la sensation, élaborera une espèce intelligible et se l’assimilera.

On voit immédiatement que ce travail de l’esprit est double. Il faut d’abord transformer la donnée brute du sens, eten dégager les éléments intelligibles. Œuvre d’illumination et de choix, qui requiert l’initiative de l’esprit. Au terme de ce travail, une espèce impresse apparaît, abstraite de la gangue sensible, capable d’informer l’esprit. C’est le travail de l’intellect agent. Reprenant ces éléments intelligibles et se les assimilant, l’esprit se laissera informer par eux, et par réaction vitale produira une espèce expresse. D’où l’intellection proprement dite, œuvre de l’intellect possible. Là s’opère la rencontre de l’intelligible et de l’intellect en acte. . [XXJ. La liaison une fois établie, l’intelligence

pourra réfléchir encore sur le phantasme, le soumettre à un nouvel effort d’illumination, et, par une intellection de plus en plus pressante, élreindre effectivement la réalité concrète. Elle pourra en outre, par le traitement rationnel des idées acquises en partant des données sensibles, s’élever à un concept analogique des esprits purs et de Dieu même.

[XXI]. L’appétit intellectuel, ou volonté, a pour objet le bien proposé par l’intelligence. Dieu est le Bien suprême, en qui l’homme tout entier trouvera sa Béatitude : l’intelligence par la claire vue de l’essence divine, la volonté par sa possession éternelle. Les opérations conjuguées de ces deux puissances importent diversement à la poursuite de la fin : l’intelligence éclaire la route, la volonté prend les décisions et assume les responsabilités. De ce chef, le rôle de la volonté apparaît principal dans la conduite de la vie. Mais au terme, les rôles sont renversés : la volonté abdique la conduite de l’àme béatifiée ; l’intelligence resplendit d’une lumière qui la rend semblable à Dieu, et dans la contemplation de Dieu consiste proprement sa gloire.

La liberté humaine est un ressort essentiel du gouvernement divin. On a prétendu parfois que saint Thomas ne reconnaît pas dans l’homme la conscience directe et immédiate de la liberté. L’assertion manque de justesse. Le choix libre de la volonté s’accomplit en pleine lumière intellectuelle ; sur ce fait, la conscience dépose expressément. Saint Thomas ne l’ignore pas, certes ; seulement il n’a pas coutume d’insister sur ce témoignage, pour prouver le fait de la liberté. Le fait de la liberté n’avait guère besoin de preuve au xine siècle, n’étant guère contesté. Mais il y avait lieu de rattacher ce fait à son principe intellectuel. Saint Thomas s’y emploie de toutes ses forces. Qu’on lise, par exemple, I a q. 87, art. 4 Le caractèrele plus tranché de la doctrine thomiste sur la volonté humaine est son intellectualisme, soucieux d’assigner à l’intelligence toute la raison d’être de la liberté. Formellement, la liberté est dans la volonté ; mais la racine de la liberté est un jugement indifférent prononcé par l’intelligence. H C. G.,

47, 48.

D’ailleurs la volonté est déterminée par nature à poursuivre le bien universel et absolu ; et en vertu de cette détermination nécessaire, elle se détermine librement à poursuivre tel bien particulier, soit réel, soit apparent. De Ver., q. xxiii, art. ô ; I a, q. 82 a. 1. Le bien absolu, c’est Dieu ; mais comme il ne nous est pas actuellement proposé en lui-même, nous ne l’appréhendons que dans les divers moyens de tendre (réellement ou en apparence) vers lui. Vers tout bien de la nature, l’homme possède une inclination innée ; inclination de la volonté comme nature, qui peut être approuvée ou maîtrisée par l’inclination de la volonté comme raison. La simple appréhension dubien (comme du vrai) devance toute délibération ; la responsabilité intervient avec la délibération etlechoix. L’intelligence, faculté d ! ordre purement intentionnel, peut s’en tenir au jugement théorique ; la volonté, faculté motrice, passe au choix actuel.

Les motifs attirent la volonté sans la déterminer, tant qu’ils ne réalisent pas l’attrait direct du Bien absolu. Nous nous déterminons nous-mêmes, non pas certes sans raison suffisante, mais sans raison déterminante. La mesure de liberté répond à l’indifférence et à la flexibilité du jugement qui précède la décision. Aussi l’ange, qui épuise l’objet de sa connaissance par une première intuition, veut aussitôt cet objet, d’une volonté immuable ; l’homme, qui opère par raison discursive, peut s’arrêter à un bien appa-