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PRAGMATISME

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donc été uniquement de montrer que cet ensemble de sensations appelé maison, déterminé d’avance dans ses conditions, s’est produit comme on l’avait prévu. En admettant que la thèse du subjectivisme partiel fût exacte, le jugement devrait s’interpréter ainsi : En ce moment, à l’extrémité du sentier, il y a quelque chose dont la nature m’échappe, mais qui évoquera en moi le groupe de sensations qu’on appelle maison. Il sullit donc que ce quelque chose existe au moment où l’affirmation est émise, pour que celle-ci soit vraie, car la vérification survenant n’ajoute absolument rien au rapport ainsi délini. Certes, il y aura un changement, mais c’est dans le champ de la conscience du promeneur, et non pas dans la relation entre le jugement et l’objet, que le changement se produira. Ce qu’il y aura de nouveau, c’est l’attitude de l’esprit à l’égard du rapport. Il le considérait comme hypothétique, il constate maintenant qu’il est parfaitement fondé. La relation est restée immuable, l’esprit en a seulement une vue différente.

Les pragmatistes, convaincus que la connaissance n’a d’autre lin que l’action, ont indûment restreint le sens du mot vérité comme celui du mot pensée. Pour eux, il n’y a pensée et vérité que lorsqu’une difficulté se présente, que le cours, harmonieux jusquelà, de l’expérience a été interrompu. La pensée a pour objet de remédier au trouble, la vérité n’est autre que le rétablissement de l’harmonie sous une forme supérieure. C’est ainsi que Peirce, le premier, avait présenté la question, les autres pragmatistes l’ont suivi en cela ; M. Dewey en a fait le point central de sa théorie de la connaissance. Mais le sens commun, — que ces mêmes pragmatistes font profession d’écouler tant que ses affirmations ne deviennent pas inacceptables par les contradictions auxquelles elles aboutissent, — s’élève contre cette manière de voir. Il appelle pensée toute activité de la raison considérant les choses, qu’il y ait ou non ditliculté ; vérité, toute assertion qui correspond à la réalité, qu’une vérification en règle ait eu lieu ou que la correspondance ait été évidente d’elle-même, sans question préalable. Je sors, et je sens une goutte d’eau qui vient de me tomber sur la main ; aussitôt je me dis : il pleut. Pensée et vérité, affirme le sens commun ; et comment lui en dénier le droit, prétendre qu’il abuse ici du langage ? Mon voisin, se demande s’il doit emporter son parapluie, car le ciel est couvert. Pour prendre une décision, il ouvre la fenêtre, tend la main et reçoit une goutte d’eau. Il pleut, dit-il, et le voilà lixé. En quoi cette proposition mériterait-elle plus que l’autre le nom de vérité ; en quoi diffère-t-elle, en tant que vérité, c’est-à-dire, accord avec le réel ? Il est impossible de le découvrir.

Pourtant le jugement, dans les deux cas, a-t-il la même valeur ? Ceci est un autre problème. On peut dire que dans le premier, lejugement est un jugement tout fait, qu’il n’est pas formé, créé, mais simplement répété. Nous savons de longue date ce que c’est que la pluie. Lorsque le fait se produit, sans que nous nous soyons posé de question, nous l’appelons par son nom, nous lui collons pour ainsi dire son étiquette. Mais lorsqu’il y a du nouveau, lorsque surgit un problème, si mince qu’il soit, la réalité ne prend-elle pas une qualification qu’elle n’aurait pas eue sans cela ? Dans le second cas, le véritable objet de la vérification n’est pas le jugement « il pleut », du moins cet’e vérification n’est que subsidiaire, lejugement qu’il s’agit de vérifier est celui-ci : « Je dois emporter mon parapluie. » On peut donc concéder aux pragmatistes que toutes les fois qu’il y a problème, les idées formées, les jugements émis à

titre d’hypothèse sont relatifs à une intention, et par suite à une aspiration du sujet connaissant. Et puisque la solution trouvée répond à un besoin, la satisfaction qu’elle procure ajoute aux éléments dont cette solution se compose une valeur qu’ils ne possédaient pas par eux-mêmes. C’est ainsi que le pain qui apaise ma faim, acquiert par cela même une qualité qui tire son existence de ce rapport particulier avec l’état de mon estomac. Une fois que je suis rassasié, le pain demeure en soi ce qu’il était, niais il perd cette valeur que lui donnait ma faim, ou s’il la conserve virtuellement en quelque sorte, c’est parce que je prévois que la faim reviendra. Voilà qui est juste et marque exactement la limite de l’influence de nos besoins.

Mais les pragmatistes vont plus loin, du moins certains d’entre eux comme MM. Schiller et Dewey, et font dériver des aspirations du sujet les caractères du réel. « Nos intérêts, dit le premier, imposent les seules conditions sous lesquelles la Réalité peut-être révélée. Réel signifie réel pour quel dessein ? pour quelle lin ? pour quel usage ?… » Le second considère le fait comme une idée qui s’est vérifiée. Que notre activité corporellemodiûe la réalité extérieured’après nos désirs et sous la direction de nos idées, cela est incontestable ; mais, qu’il y ait une influence directe de l’idée sur les choses, que la connaissance soit par elle-même une modification du réel en vertu de l’intention qui l’a suscitée, nous ne saurions l’admettre. Si notre connaissance avait un tel pouvoir, notre action physique serait inutile, ou, du moins, n’aurait qu’un i oie tout à fait secondaire dans la transformation que nous imposons aux choses pour qu’elles nous satisfassent. C’est un fait qu’il ne nous suffit pas de concevoir, ni même de vouloir énergiquement, pour que les choses se conforment à notre pensée et à notre désir, elles nous résistent, ne cèdent qu’à nos efforts, parfois à notre violence ; ou plutôt, quand elles semblent s’êlre soumises à ce que nous leur avons si péniblement imposé, c’est nous en réalité qui leur avons obéi, car nous avons dû découvrir les lois de leur nature et nous y plier, sans quoi nous n’aurions absolument rien obtenu.

James, comme nous l’avons noté plushaut, a souvent marqué avec force ces conditions de la vérité et du succès de notre action ; à d’autres moments, il a paru y attacher moins d’importance et incliner vers la théorie de M. Schiller. Les résistances que nous rencontrons actuellement, réplique ce philosophe, témoignent précisément de l’action de l’esprit sur le monde ; elles viennent de ces catégories où nous avons enfermé l’univers. A l’origine, il était parfaitement souple ; en l’enserrant dans nos idées, nous l’avons durci, c’est nous-mêmes qui avons forgé nos chaînes.

Celte hypothèse, séduisante comme tout ce qui se présente au nom de l’évolutionnisme, enveloppe une confusion, et si on prétend lui donner la portée la plus étendue, elle devient contradictoire. Veut-on parler de la réalité telle que la conçoit l’esprit, telle qu’il la fait pour lui-même, ou de la réalité objective, de la « réalité réelle » pour employer les termes de M.Schiller ? Dans le premier cas, nous sommes sur le terrain de l’épistémologie, dans le second sur celui de la métaphysique. Du premier point de vue, dire que l’esprit a fait perdre à la réalité la souplesse qu’elle avait à l’origine signifie simplement que l’esprit s’e-t donné ou a acquis des habitudes, habitudes si invétérées qu’il lui est maintenant presque impossible de s’en défaire, si bien que la réalité lui apparaîtra, sans doute, désormais toujours sous ces aspects fondamentaux. Mais ce n’est pas là une transformation de la réalité objective, cela ne nous